Parfois, on demande à Antigone ce que c’est, l’« absolu ». Parce que c’est bien joli comme concept, ça sonne bien et tout, mais concrètement, ça évoque pas grand-chose, hein. Dans ces cas-là, il y a la réponse courte, appuyée d’un regard sérieux - « C’est tout ce que je ne déteste pas ». Et des fois, il y a une grande inspiration, suivie de la réponse en version intégrale :

« C’est faire griller ses marshmallow au feu de bois quitte à se brûler tous les doigts de la main. C’est sauter dans l’eau glacée plutôt que d’y rentrer un orteil à la fois parce qu’on a peur de s’hydrocuter.  C’est ne pas dormir de la nuit pour être sûr de ne pas manquer le lever du soleil. C’est aller goûter le miel dans la ruche, et tant pis pour les piqûres d’abeille. C’est marcher pieds-nus sur l’herbe, sur les chardons qui s’y cachent, malgré le petit écriteau qui dit que c’est interdit. C’est tomber amoureuse de façon parfaitement déraisonnable et irrémédiable, amoureuse à en déplacer des montagnes, amoureuse à en mourir. C’est tenir ses promesses et atteindre ses buts quel que soit le prix à payer. C’est arrêter de calculer, d’ailleurs. Arrêter de faire des choix après avoir longuement examiné toutes les options pour être certain de choisir la plus rentable, la plus efficace, la moins chère, la moins douloureuse. C’est vivre, être heureuse à en exploser, être triste à en vouloir disparaître, être en colère à en vouloir détruire le monde entier. C’est mourir si on ne peut pas vivre de cette façon. Mourir plutôt que de s’accrocher à une vie fade, prévisible, plombées par des règles absurdes et d’autres insupportablement raisonnables. C’est… ».

On ne peut plus l’arrêter quand elle est lancée, Antigone, et surtout, surtout pas sur ce sujet. Il lui tient tellement à cœur ; mais tout lui tient à cœur, au fond. C’est ça aussi, l’absolu. C’est toujours aller au bout des choses et ne rien prendre pour acquis, c’est laisser tomber ses airs nonchalants et ses remarques blasées. Antigone déteste ces gens-là, comme elle déteste ceux qui font les choses à moitié, ou qui se complaisent dans les compromis ou la facilité. Et ceux qui font les choses simplement pour suivre les règles, la mode, le mouvement, ou pire encore, ceux qui justifient ainsi leurs actions. Elle déteste la lâcheté, la peur du regard des autres, les complexes, et tout ce qui fait qu’on ne vit jamais pleinement. Oui, elle est exigeante, Antigone, et méprisante, parfois. Et terrible quand ses beaux yeux prennent la couleur de l’orage, quand sa bouche se déforme en une grimace, et qu’elle vous crache à la figure une phrase qui commence par « Ça me dégoûte… ».

Pourtant, ce n’est pas un tyran, Antigone. Elle ne demande pas à ce que tout le monde vive comme elle. Elle est plutôt calme, en général, et il faut vraiment la pousser à bouts, ou faire quelque chose de très, très anti-absolu pour qu’elle vous balance tout le mal qu’elle pense de votre comportement. Le reste du temps, elle se contente d’un regard désapprobateur, ou déçu, voire triste. Mais elle s’est faite une raison : l’absolu, ça n’est pas à la portée de tout le monde. Orgueilleuse Antigone, elle ne doute pas un instant d’avoir raison. Et de toute façon, même si elle a tort, elle ne lâchera pas. Jamais. Elle est beaucoup trop têtue pour ça, Antigone. Elle mourrait plutôt que de revenir sur ses paroles et sur ses choix.

Il ne faut pas croire qu’elle n’a peur de rien, la petite Antigone. Bien sûr que sa gorge se serre quand elle tient tête à une brute épaisse qui mesure deux fois sa taille et pèse trois fois plus lourd qu’elle. Bien sûr que son estomac se noue quand elle enfreint une règle et qu’elle sait pertinemment qu’elle sera punie pour cela. Bien sûr qu’elle a peur de souffrir et de mourir. Elle les connaît par cœur, ses peurs, elle pourrait même les classer par ordre alphabétique. Et elle les affronte, inévitablement, et elle gagne, toujours. Elle est courageuse, Antigone, mais c’est parce qu’elle n’a pas le choix. Parce que l’absolu a un prix : ce n’est pas pour rien qu’on le retrouve dans toute tragédie qui se respecte. Vouloir l’absolu conduit tôt ou tard à se dresser contre les lois et les hommes puissants qui les ont éditées, à offenser des gens, à les blesser, à attiser leur incompréhension, leur mépris, leur envie, leur haine. On n’en ressort pas indemne. Et comme on ne fait pas les choses à moitié, quand on souffre, on ne cherche pas à y échapper ; on serre les dents ou on braille, pour ce que ça change, mais on va au bout de ses convictions, c’est tout.

Elle n’est pas toujours facile à supporter, Antigone, mais il y en a qui y arrivent. Parce qu’à côté de son orgueil, de ses idées fixes et ses crises de nerf, il y a ses sourires et ses fou-rires, tellement jolis qu’on dirait des chants d’oiseaux. Il y a sa bonne humeur contagieuse, son énergie intarissable et sa curiosité insatiable, qui la mettent dans des situations inextricablement cocasses, et vous avec si vous aviez le malheur –à moins que ce ne soit la chance ?- d’être en sa compagnie à cet instant. Il y a sa générosité aussi démesurée et fugace que ses accès de mépris. Il y a tous ces sentiments que vous suscitez en elle et qu’elle vous rend au centuple ; ça vaut pour la haine, mais aussi pour l’amour. Souvenez-vous que si Antigone a décidé de vous aimer, alors ce sera d’un amour pur, un amour absolu. Et qui n’a jamais rêvé de ça ?