« and if you think you're gonna be spared you're wrong »
Assis sur la jetée il regarde les eaux froides venir se fracasser avec un bruit sourd sur les rochers. Il ne sait pas ce qu'il attend. Il devrait courir dans toute la ville, crier son nom jusqu'à n'en plus avoir de souffle, débouler dans chaque magasin, dans chaque usine et harceler la réception de question sur elle. Niels se lève trop vite et menace de retomber sur les fesses à cause du poids de son sac à dos. Il prend le chemin de la maison la tête basse, ne fait ni attention aux rues qu'il traverse, ni aux passants qu'il bouscule, ni au poteau qui arrive sur lui et résonne quand ils se rencontrent. Il se frotte le nez, les yeux plissés pour s'empêcher de pleurer, pour ne pas sentir les larmes trop froides sur ses joues. Il déteste ça, il veut un bain chaud, un chocolat et le dernier épisode des Tortues Ninja.
– Petit tu vas bien? Tu as besoin de quelque chose?Une jeune adolescente s'est accroupie devant lui. Sans demander la permission, elle remonte l'écharpe de Niels au-dessus de son nez, remet en place sa capuche et frotte ses bras. Maintenant il a encore plus de mal de retenir l'eau glacée qui perle de ses yeux.
– Je cherche ma mère, mais je sais pas où elle travaille.Elle s'arrête en plein mouvement et s'éloigne un peu. Elle se sait impuissante, elle se sent inutile, elle n'a rien à lui dire. En même temps que dire à un gamin de huit-dix ans maximum dans ces cas-là?
« Les adultes travaillent il ne faut pas les embêter. » « C'est ridicule, elle doit déjà t'attendre à la maison. » Elle s'abstient et lui tend un mouchoir.
– Je dois y aller, rentre tranquillement d'accord?Et elle s'enfuit.
Niels continue son chemin, fourre le mouchoir dans sa poche et renifle bruyamment à la place. Deux fois à droite, à gauche au carrefour du cinéma, puis tout droit jusqu'à la maison aux quatre chiens et enfin encore à droite: la petite maison au rosier mort trois cents vingt-sept jours par an. Sa petite main grelottante tourne la clé dans la serrure et il claque la porte, comme pour dire à la maison qu'elle n'est plus seule; qu'il n'est plus seul puisque la maison est là.
Quand l'horloge affiche vingt-deux heures trente-cinq précises, la porte grince de nouveau, mais il ne bouge pas de son château-fort de couvertures sur le fauteuil et attend qu'on vienne déposer un baiser sur son front.
– Tu as le nez tout rouge Niels, ne traîne pas trop longtemps dehors.Elle sourit et il croit bien que c'est la chose la plus chaleureuse qu'il ne puisse jamais espérer voir.
***
Niels s’efforce de cracher le contenu de ses poumons dans le masque qu’on lui tend en tapant frénétiquement du pied sur le carrelage froid de l’hôpital. Autour de lui, on s’active, comme toujours les urgences grouillent mieux qu'une fourmilière. Assis à côté de lui sont ses compagnons de fortunes, une fille et un garçon ; aucun d’eux n’a l’air franchement ravi d’être coincé sur un brancard au milieu de vrais malades et blessés graves, sans doute pour diverses raisons personnelles que Niels prétend vouloir ignorer, même si les hypothèses bouillonnent déjà dans tête.
Il sent encore la chaleur des flammes même s’il n’est pas brûlé et appuie un sac de glace sur son front en leur jetant un regard. La jeune fille cache ses mains dans ses vêtements en répondant aux questions du médecin. Elle se prénomme Sæný, elle a douze ans et ne se souvient pas trop de ce qu’il s’est passé. L’homme change de stylo comme par magie dans sa blouse blanche trace une grande ligne en soupirant et passe à son second patient. Son nom Kristbjörn, il a seize ans et pour lui tout s'est passé si vite qu’il n’a pas eu le temps d'analyser la situation. Il a droit à un regard blasé à en faire pleurer les petites filles de la part du médecin qui se plante devant Niels.
– Niels Döggson, j’ai quatorze ans. Les flammes étaient trop fortes donc j’ai rien vu. Le docteur grogne, visiblement agacé, par ces trois adolescents qui prennent trop de place à son goût et menace d’étrangler son dernier patient s’il tousse encore une fois, alors celui-ci s'abstient.
– Vous savez-quoi ? La police arrive et ce brancard et moi allons prendre un café pour célébrer votre départ.Bien sûr qu’il est en colère. Trois jeunes gens entrent en trombe dans son hôpital, couverts de suie et en pleine discussion houleuse. Ils renversent un blessé à peine sortie de l’ambulance et l’un tousse comme un forcené comme si la bile de son estomac emplissait sa cage thoracique. Il les aurait bien enterrés tous les trois dans la même tombe sans que personne ne le sache s’il n’avait pas eu une conscience médicale. Triste histoire. Un coup de coude extrait Niels de son imagination, les deux autres lui font signe de les suivre vers la sortie de secours. Un dernier regard au médecin et il le voit doucement passer la main devant son cou en signe de mort en les scrutant lorsqu'ils s'enfuient. Bizarrement, ça le fait sourire. Une fois dehors, ils s'assurent d'être à bonne distance de l’hôpital pour enfin s’adosser à un mur, essoufflés. Niels toussote doucement, il sent encore l'odeur de la fumée sur ses vêtements. Il se rappelle qu'il a perdu son sac remplit de livres empruntés à la bibliothèque dans les flammes et prépare déjà son discours d'excuse dégoulinant de pathos. Quand il relève la tête, Kris le fusille du regard.
– Oui je sais que tu voulais pas y aller ! J’ai eu tort ça arrive !Ils éclatent de rire en chœur. Ils ont eu peur, en tout cas il était terrifié. Pourtant, au fond il a ce sentiment plaisant et paradoxal que quelque chose de bien vient de se produire, alors il essaye de profiter du bonheur tout simplement. Sæný sort son briquet - le coupable dans cette affaire - elle regarde la flamme apparaître et disparaître et ni Kris ni Niels ne l’arrêtent. Ils s’installent autour d’elle et tous trois soufflent des nuages blancs dans la douceur de l’air.
***
On dit qu’il y a des frontières dans la ville, que la ruelle d’en face est mal fréquentée, que c’est un autre monde. On lui a souvent répété à Niels, qu’il a des lieux où il ne faut pas traîner. Pourtant, il traîne des pieds pour les débarrasser de la neige fondue qui s’incruste froide et désagréable dans ses chaussettes, dans un lieu connu pour regrouper petites frappes et junkies. Un inconnu lui tend une cigarette qu’il refuse. Ses yeux courent sur les façades, à la recherche d’une enseigne, d’un indice, d’une cheminée fumante ; comme d’habitude il cherche sa mère. La ville propre il l’a déjà explorée en long et en large sans aucun résultat, les quartiers sales il les a presque tous inspectés. C’est encore le milieu de la journée et il n’y a pas grand monde. Lui, il devrait être en cours et il sait que s’il trouve effectivement sa mère aujourd’hui, il se fera réprimander, mais il saura désormais où venir la chercher. Chaque jour après les cours, il pourra aller directement à elle, la serrer dans ses bras, la regarder travailler et ils rentreraient ensemble, cuisineraient ensemble et avant de dormir ils pourront rire en regardant des émissions de variété. Il rêve de cette réalité depuis des années.
– Hey Niels!Il dévie de sa route pour se diriger vers celui qui lui fait signe d’approcher. L’homme ouvre son manteau et dévoile des petits sachets contenant des petits comprimés blancs.
–T’en veux un? Cadeau de la maison.– Laisse tomber. Je veux pas de ta merde je te l’ai déjà dit.– Oh, comment tu me parles! T’as quel âge maintenant ?– Quinze et je te parle comme je veux, vieux con. On refile pas ce genre de trucs à des collégiens.L’homme rit un petit coup. Il n’est sans doute pas très vieux, mais ses traits sont creusés, fatigués, mesquins, comme s’il s’était échappé de la maison de retraite et refilait des antidouleurs dans ses petits sachets - quoi que l’effet ne doit pas être très différent.
– Tu la cherches encore? Je t’ai déjà dit que je l’avais jamais vu dans le coin… – Nan. Tu m’as dit ça derrière la mairie, ici c’est l’ancienne laverie. Faut que t’arrêtes de prendre tes propres produits, c’est pas comme ça qu’on vend, je l’ai vu à la télé.Ils discutent un moment de tout et de rien, des trucs qui se passent dans ces « quartiers sombres » , des mecs des beaux lotissements qui viennent par ici chercher un peu de réconfort, avec des femmes, avec de l’alcool, avec des petits comprimés blancs. Une bande les rejoint pour acheter quelques sachets, ils font de la musique, ils fument, ils vomissent par terre et Niels reste. Il n’aime pas vraiment cet endroit, ils n’aiment pas vraiment ces gens, mais ils savent ce qu’il cherche et ils ont dit un jour qu’ils l’aideraient. Même si c’étaient des mots en l’air, il a envie de les croire, leurs mémoires en pâte à modeler sont son dernier espoir.
Il devrait être habitué pour avoir vécu ici toute sa vie, mais sans lumière il a toujours du mal à se faire une idée du temps qui passe. Il quitte la bande de joyeux lurons pour finir en rentrant par le port. Niels ne sait qu’il est tard seulement quand il voit les marins entrer dans les bars et même pour certain déjà, sortir en bonne compagnie et aller se soulager derrière un conteneur. Le cinéma termine ses dernières séances, dans la maison aux quatre chiens les lumières sont éteintes et quand il aperçoit la petite maison au rosier mort trois cents vingt-sept jours par an, il n’y décèle pas non plus signe de vie. Il fixe vingt-trois heures une en chiffre digital sur son téléphone et remarque seulement les petits icônes d'alerte, mais les ignore. Quand Niels ouvre la porte, la maison est froide comme si son âme l’avait quitté, il se sent seul. Sur la table de la cuisine, bien pliée comme il faut, il y a une lettre.
« Je ne t’ai jamais dit où je travaillais…» Chaque mot plante une aiguille dans son corps.
« On recevra plus d’argent si je pars à l’étranger. C’est aussi important pour ma carrière… » Le plafond grince et Niels voudrait qu’il s’écroule sur lui.
« Je voulais te le dire en face, mais tu ne rentres pas, tu ne réponds pas au téléphone et mon bateau est pour 22 :35. Tu penseras à vérifier le compte tous les mois. Ne dépense pas trop. » Il caresse ses mots, le petit creux qu’ils ont laissés sur la feuille alors qu’ils ont l’air si vides, insensés. Niels sent les larmes glisser et entourer son visage, elles sont froides et il ne les arrête pas. Il ne lit pas sa signature qui pourtant dit
« Je t’aime.»***
Le plafond est noir, les murs plus blancs que des draps qu’on a laissés aux bienfaits de la rosée du matin et sont affichés partout des modèles de motifs plus ou moins abstraits. Droits comme un I sur un tabouret, il laisse le tatoueur piquer délicatement dans son cou. Les quelques poils blonds de ses bras se dressent, il soupire doucement sans savoir comment appréhender la sensation. L’artiste lui lance un regard rieur et il lui sourit en retour. Sæný et Kris ne sont pas loin, ils regardent leur propre cou où s’affiche maintenant le même briquet ouvragé, qui semble inoffensif posé ainsi sur les cous de trois adolescents.
– C’est bon, c’est terminé. Niels se lève un peu désorienté après être resté assis si longtemps sans bouger . Lui aussi se dirige vers le miroir pour admirer le résultat, un petit rictus satisfait perce sur son visage. Si sa mère savait ça, il se demande bien comment elle le punirait. Mais elle n’en saura jamais rien. Jamais. Sæný, Kris et Niels se dévisagent, ils sont maintenant liés à l’encre indélébile, ils sont une sorte de gang ou une de ses conneries qu’il voit souvent à la télévision et ils exhibent ce briquet qui les a réunis. Le tatoueur est retourné à son comptoir et c’est la demoiselle qui va le régler. Avec les cheveux attachés, elle ressemble à Kris et parfois, Niels se demande si d’une quelconque façon ils n’ont pas un lien de parenté. Ce serait drôle de le découvrir un jour. Ils pourraient faire un tout nouvel arbre généalogique et Niels demanderait d’y avoir une petite place.
Ils se séparent après trois cafés à emporter et Sæný qui brûle leurs gobelets de carton, avec ce petit brin de folie dans les yeux. Il ne reste pas pour observer le final, quittant ses amis pour aller au théâtre. Depuis quelques temps, il travaille là-bas : il fait la réception et aide les autres employés, souvent les costumiers et fait des inventaires. Passionnant. Il passe surtout des heures à discuter de tout et de rien avec les techniciens, les figurants de la troupe qui joue en ce moment, les ingénieurs son et lumière, à les empêcher de travailler en prétendant qu’il vient nettoyer le matériel. Les acteurs principaux sont plus snobes, il faut arriver à les intéresser avant de d'espérer leur faire cracher des informations juteuses. Ce n’est pas comme s'il avait grand monde à qui les raconter à part Kris et Sæný. Les metteurs en scène qui se succèdent partagent le point commun de le prendre pour la peste.
« Il ne sert à rien ! Il est dans le passage ! Il n’a aucun style ! » Les spectateurs enfin, Niels, les déteste. Ils passent sans un regard, sans un merci, ils discutent entre eux comme si lui était une plante verte. Quand il doit les accueillir il panique, il se remplit d’émotions à ne plus savoir quoi en faire et il explose. Edel est obligée de prendre sa place aux deux comptoirs et elle s’en plaint pendant des heures le lendemain.
Niels déteste ce sentiment. Il déteste ce boulot. Il déteste que sa maison soit vide chaque fois qu’il rentre. Il déteste ce rosier qui n’a plus fleurit en trois ans alors qu’on lui demande seulement d’être beau à voir trente-huit jours à l'année. Il déteste essayer de déchiffrer les factures tout seul, il déteste le courrier qui s'empile dans l'entrée parce qu'il déteste les factures et ne le trie plus. Il déteste qu’il ait encore la force de refuser ces petits cachets blancs. Il déteste trop de choses pour que son corps puisse encore supporter sa tête sur ses épaules.
***
Le tapis de la salle de bain n’est pas très confortable, il le gratte même à travers son jean. Mais Niels n’a plus la volonté de se lever, il n’a plus la volonté de rien, il meurt. Avant qu’il ne se mette également à détester ses amis, avant qu’on ne cesse de le traiter comme un enfant un peu vulnérable à qui on peut encore pardonner, avant que son reflet ne le fasse vomir, il veut en finir. Comme toujours la maison est vide, froide, elle grince et aujourd’hui elle sent bizarre. Il se demande si c’est l’odeur de la Mort qui approche.
Niels meurt certes, mais lentement, très lentement, trop lentement et ça lui fait mal. Ses poignets le démangent et le picotent comment si des puces les grignotaient. Evidemment, il a mal coupé, le vieux rasoir laissé par un compagnon de sa mère il y a si longtemps n’est plus assez aiguisé pour ce genre de situation. La tête posée sur le rebord de la baignoire, il regarde l’eau maintenant tiède doucement prendre la couleur de la grenadine. Il essaye de bouger ses doigts qui répondent à peine pour faire passer le temps avant de sombrer totalement. Ses yeux se ferment. Il se meurt, mais il respire et il maudit de ne pas s’être mieux renseigné auprès du vendeur de petits sachets, il aurait certainement su comment bien faire.
Sur le lavabo, bien au-dessus de lui, son téléphone sonne. Niels écoute la mélodie en chantonnant quelques notes. Sa voix est rauque, il a soif alors qu’une baignoire remplie d’eau lui sert de dernier recourt. C’est bête, vraiment bête.
Kris le réveille en lui gueulant dessus et il grogne. Il a mal partout et n’a certainement pas envie de rester avec lui, comme il le lui demande. Son ami presse leur camarade d’appeler les secours. Elle a l’air un peu désemparé, mais se saisit du téléphone sur le lavabo, tripote son briquet. Quand elle l’allume, la flamme grandit comme si elle avait voulu invoquer un démon. De ses yeux fatigués, Niels voit sa maison changer de couleur ; bleu puissant et mordant, rouge apaisant, puis le noir de la salle de théâtre une fois le rideau tombé. Niels déteste cette métaphore.
« and if you think you won't walk on coals you will »