« It takes a sword to break the skin, and let the healing sunlight in»
Crux est un véritable petit agneau perdu dans la peau trop grande d’un loup. C’est un garçon au grand coeur, adorable et dévoué à sa cause. Il crache sur le crime et fait la courte échelle à la justice avec un froncement de sourcils. Son problème se trouve sans doute dans sa vision trop manichéenne du monde; il sépare tout en bien et mal et lorsqu’il n’arrive pas à se décider sur l’un ou l’autre, il se force à décider quand même, bien que souvent, son grand coeur lui dicte que s’il ne sait pas, c’est forcément que ça ne doit pas être si mauvais. Si ça ne le frappe pas en plein coeur, c’est qu’il n’y a rien à juger. Et dieu seul sait qu’il y est sensible, à cela. Il est fasciné par la justice, fasciné par tout ce qui est carré et bien propre, encore plus fasciné lorsqu’il peut ainsi unir ses deux passions.
Il fait des efforts, mais il est dur de ne pas s’apercevoir que chez lui, tout doit tourner carré ou ne pas tourner du tout. Son lit est impeccable, ses vêtements, ses plats, tout jusqu’à ses placards est impeccablement trié, nettoyé, pas un grain de poussière et parfois, même ses cheveux sont plaqués sur son crâne pour que ça fasse plus propre. Dur de ne pas remarquer, donc, ces troubles obsessionnels. Il y a des jours où cela va bien, où il peut poser un t-shirt pêle-mêle sur une chaise sans y penser, et d’autres où un pavé qui n’est pas parallèle à l’autre l’emmènera au monde des crises existentielles. Mais il le vit bien, et au bout d’un moment, sauf crise, l’on oublie presque qu’il trie ses légumes ou qu’il change ses draps presque tous les jours, ça devient normal, on se prend même à le faire avec lui. Heureusement, ses troubles ne gâche en rien sa personnalité. Il ne devient pas violent, ne se met pas à pleurer, le pire étant qu’il se frotte les mains plusieurs minutes sous l’eau glacée; il ne fait que perdre un peu plus de temps que les autres, un peu de patience, et le tour est joué.
De la patience, Crux en a, tout comme il a de la bonne volonté; en veux-tu, en voilà. Il veut faire le bien, il veut aider les autres du mieux qu’il le peut, bien que, il faut l’admettre, on a souvent l’impression que l’intention n’y est pas lorsque son visage reste ainsi crispé, mais Crux n’a jamais été un garçon très expressif, que ce soit sur son visage ou dans ses paroles. Il est foncièrement bon, mais quelque peu brute de décoffrage, si vous voyez le genre. Doux dans le fond, certes, toutefois pas toujours bien compréhensible de tous. Cela le vexe forcément un peu qu’on fronce les sourcils en retour à l’une de ses généreuses mains tendues, mais il comprend, il apprend, laisse un sourire de si, de là.
Il parle peu en général, très économe de ses mots. En revanche, il a bonne oreille et peut passer des heures assis sans rien dire, simplement à écouter quelqu’un lui parler. Sa présence est dite rassurante et ça lui fait grandement plaisir s’il peut aider d’une manière ou d’une autre, serviable comme il est. Crux a cependant une forte tendance pour la méfiance, sans laquelle il ne vit pas. Difficile de le prendre de cour lorsqu’il s’attend à tout moment à ce que quelqu’un le frappe dans le dos, cicatrice qui ne disparaitra sans doute jamais d’une époque passée. Il peine à faire confiance aux gens, ce qui rend ses relations avec les autres plus compliqués encore; comment peut-on lui faire confiance si lui ne fait pas confiance? Mais comme tout avec lui, c’est de la patience qu’il faut s’armer. Au bout d’un moment, ça viendra naturellement à lui, nul besoin de le forcer où il se braquera, persuadé alors qu’on lui veut du mal. Il a également, en relation à tout cela, une nette tendance à être sur la défensive.
Crux ne se montre violent que si la situation l’oblige, que ce soit parce qu’il s’agit de son travail ou parce que son sens de la justice est profondément meurtri, il préfère cependant la garder au strict minimum. Il en comprend la nécessité, mais cela ne veut pas dire qu’il la cautionne complètement. Le monde idéal serait sans violence pour lui, après tout.
Apprendre à connaître Crux au delà de tout cela, en revanche, est un tout autre challenge, un puzzle de milliers et milliers de pièces. Lui-même ne se connaît pas après tout, et ce n’est pas avec ses quelques mots qu’il exprimera qui il est. C’est tout un savant mélange de subtilités et de gestes qui le révèlent, des années d’observations. Ce qu’il aime, ce qu’il ressent, s’il est heureux ou au contraire, bien malheureux, tout cela reste complexe. Crux est bon, mais Crux est surtout compliqué et mélangé; ce mélange qu’il exècre, ce mélange qu’il est. Il n’éprouve que guère d’amour propre, a peu de respect pour sa personne. Il trouve difficile beaucoup de choses, a peur de tant d’autres, certaines peurs dont il ne connait même pas la provenance. Ne pas savoir le trouble, toutefois pas autant que savoir, parce que lorsqu’il sait, il doit choisir. Bien ou mal?
Il en a déjà la migraine
« If all you see is what is not there, the light of being turns to dark despair »
Difficile d’être le milieu de la famille: pas vraiment un enfant, pas vraiment un grand, on n’a pas le choix, pas la même liberté. On ne peut pas se défiler sous prétexte qu’on a beaucoup de devoirs difficile, ni désobéir sous prétexte qu’on est jeune et fou.
Il faut quelqu’un sur qui compter dans une famille, surtout dans une famille de sept enfants avec un père toujours fourré au travail.
Alors quand on est la troisième de la famille, un garçon qui plus est, on n’a pas le choix, on est de corvée.
Mais Bazyl, ça ne le dérangeait pas. Ca n’était pas une corvée pour lui. Il aimait l’ordre, il aimait les enfants, il aimait sa famille. Il aimait que tout soit carré et que tout le monde soit heureux. Ca lui suffisait; il aimait croire que ça lui suffisait.
Sacrifier ses heures de jeux et de détente pour emmener sa soeur, Katya, petite prodige du violon, à ses leçon ou l’écouter jouer, ça n’était pas un problème. Sacrifier du temps et de la patience pour les petits jumeaux infernaux, Yulia et Yuri, et le petit dernier Alexey, tandis que les plus grands, Maxim et Darya vaguaient à leurs occupations d’ainés, ça ne le dérangeait pas.
Etre quelqu’un de confiance, ça n’a pas de prix.
—
Alors il faisait.
Dépose ta soeur au cours de violon, emmène les jumeaux à la piscine, fait quelques courses en revenant… Oh, et n’oublie pas de récupérer Alexey chez son ami.
Et un bisou de sa mère, fière de lui, heureuse d’avoir un peu de temps pour elle.
Les samedi se ressemblaient tous pour Bazyl. A 13 ans, il avait déjà arrêté de jouer et gâcher son temps à ne rien faire. Il était grand maintenant. Il était le seul sur qui compté avec un père toujours au travail, une grande soeur survoltée par les cours et un grand ‚Max‘ toujours sorti.
Maman n’a que lui, parfois Katya, lorsqu’elle n’était pas trop occupée à être prodigieuse au violon.
Mais ça n’avait rien de grave, après tout, il adorait cela, s’occuper de sa famille.
Et puis c'est arrivé.
—
Une poignée de secondes, c’est tout ce qu’il avait fallu.
Une poignée de secondes durant lesquelles, occupé pas Yuri qui avait encore défait ses lacets, il avait détourné les yeux de sa jumelle.
Une poignée de secondes pour que le train n’arrive. Une poignée de secondes pour que Yulia ne s’approche trop prêt du bord. Pour qu’elle bascule.
Une minuscule, ridicule, poignée de secondes pour une vie qui se perd à jamais.
Et tant, tant d’années de détresse.
Tant, tant de larmes versées.
Tant, trop de culpabilités.
Trop de regrets, trop pour un enfant de son âge.
Bazyl se mit à organiser ses livres, ses vêtements, son bureau, ses crayons. Il les organisait et pensait, pensait à cette vie qu’il aurait pu sauver, se demandant comment organiser ses regrets, jouant dans sa têtes des scénarios dans lesquels il était assez organisé pour garder en vue la petite Yulia, douce Yulia, intrépide Yulia.
Si, si seulement il l’avait gardée à l’oeil.
Si seulement il lui avait juste tenu la main
Si seulement il…
—
« Bazyl, tu vas te faire du mal. »
« Ca n’est pas de ta faute, arrête. »
« Bazyl, va te coucher, chéri. »
« Tu vas être en retard en cours, laisse les céréales de ton frère. »
—
Tocs, c’était ainsi que le docteur appelait ça.
Nettoyer, ranger, nettoyer à nouveau, être soulagé un instant, se remettre à ranger, frotter, frotter, frotter jusqu’à se que sa chaire soit à vif.
Le choc, qu’il disait. La détresse, la culpabilité, le malaise.
Le diagnostique ne le soulagea pas, au contraire; il était malade, c’était pire, pire que tout.
Cela n’apaisa pas les pulsions, ne lui rendit pas la vie meilleure, ni celle de sa famille.
Ca ne rendit pas non plus sa relation avec ses camarades de classe meilleure. La situation s’était envenimée et le sang qu’il frottait frénétiquement sur ses vêtements et sur son visage ne faisait rien pour le faire se sentir mieux.
Mais il frottait, frottait, frottait et frottait encore et encore plus fort parce qu’il ne pouvait faire autrement.
Il frottait si fort que le sang séché qu’il effaçait était immédiatement remplacé par du frais.
Peu importait, tant qu’il frottait.
—
« Bazyl. »
Sa longue queue de cheval se balançait élégamment sur ses épaules, magnifique sourire étendu sur ses fines lèvres roses, toute habillée de pâles couleurs, de sa simple présence, Katya semblait illuminé la petite pièce.
Le teint terne, les yeux cernés, sourcils froncés et lèvres pincés, il semblait plus vieux qu’il ne l’était, comme s’il venait de sortir de sa tombe. Il cligna des yeux.
« On va être en retard en cours. »
Elle le disait d’un ton si dégagé que l’on aurait dit qu’elle n’avait pas remarqué, qu’elle ne savait même pas. Elle parlait comme elle lui avait toujours parlé, comme avant, comme si de rien n’était.
Elle ferma le robinet, le força à ôter ses mains du lavabo avant de les sécher doucement avec une serviette duveteuse. Il s’attendait à ce qu’elle grimace, s’attendait à ce qu’elle se dépêche de les relâcher, hideuse qu’elles étaient, mais elle prit son temps, s’appliqua sans jamais cesser de sourire à frotter délicatement sa peau.
Elle ne les lâcha pas un seul instant, pas même après avoir reposé la serviette.
Là, entre les belles mains de la violoniste, entre ses longs doigts quelque peu rugueux par tant d’années de travail, les mains écorchées, rose vives, maltraités et détruites de Bazyl avaient plus que jamais l’air affreuses. Elles étaient repoussantes, si laides qu’elles en firent grimacer le garçon. Il avait envie de les retirer des mains de sa soeur, de peur de les salir, de peur de les écorcher.
Mais Katya les tenait, sans peur, sans doute, sans crainte. Elle les tenait entre son outil de travail, ses précieuses mains que tout le monde admirait, ces mains qui, si brisées, serait à jamais irremplaçables.
« Tu viens? »
Pas un mot de plus, pas un de moins; il ne lui en fallait pas plus.
—
Il aura fallu du temps, beaucoup de patience, une abondance de paroles rassurantes, mais les crises finirent par s’espacer, la vie quotidienne par se faire plus agréable.
L’on trouvait à présent le rangement méthodique et le nettoyage parfait de Bazyl plus un avantage qu’autre chose et l’on souriait de ses drôles d’habitudes.
Remonter la pente n’avait rien de simple, toutefois il était déterminé à redevenir une personne si qui compter, le garçon attentionné et amusant qu’il était. Ne pas être seul était un avantage précieux; pas le temps de se morfondre lorsque l’on a deux petits frères constamment sur son dos et une petite soeur qui lui demandait constamment de l’aide dans ses devoirs en échange de quelques airs de violons qui ne cessaient de le faire sourire.
Airs de violons qui cessaient de la faire sourire, qui cessaient de la satisfaire, qui commençaient à l’effrayer.
Commençaient à l’étrangler.
Elle suffoquait sous ses yeux et il y était aveugle, enveloppé comme il était dans son cocon d’agréable vie, de popularité, de bonne notes et de petits papiers passés en classe.
Il n’entendait ni ses cris, ni sa détresse pourtant si évidents à travers les grincements du violon.
Pan.—
Je suis désolée. Je vous aime, ça n’est pas de votre faute. Ne pleurez pas.
Je ne supporte plus le poids de mes choix, ni celui du destin. Il y a trop de choses dont je ne suis pas fière, trop peu dont j’en suis.
J’ai été heureuse avec vous, chaque jour était fantastique; mais à présent, je peine à voir la lueur que vous êtes.
Il y a trop peu ici pour moi. Je pars pour un monde meilleur, un monde où je ne souffrirais plus.
Merci.
Je vous aime,
Katya.
—
Bazyl l’avait trouvée, allongée sur ses draps roses, violon dans une main, revolver dans l’autre, une balle logée dans la tête.
Juste à temps, avait dit le chirurgien, et pourtant pas assez vite.
Le coma n’était certainement pas le monde auquel Katya pensait, mais pour eux, pour ces yeux épuisés de pleurer leurs filles, c’était bien mieux que le cimetière.
Egoïste, sans doute, mais la pensée aidait à les faire aller jusqu’au lendemain.
—
Et il se remit à frotter, se remit à saigner, se remit à frotter plus fort.
Maxim le laissait ranger son côté de la chambre, Yuri le laissait trier ses légumes, Alexey faisait exprès de laisser traîner ses affaires, sa mère le laissait nettoyer la cuisine, son père le laissait faire sa valise et lorsqu’elle revenait, Darya le laissait trier toutes ses affaires, y compris celles de Katya.
Tout pour qu’il ne frotte plus.
Mais il frottait toujours, il y laissait même des heures entières de sommeil, des heures entières de sa vie, et quelle vie? Celle qui avait gâché celle de Katya, celle qui l’avait aveuglé au point qu’il ne voit pas sa propre soeur se mourir sous ses yeux.
Il n’en voulait plus, de cette vie. Il avait fait son tri, jeter ce qui ne lui était pas nécessaire.
Amis, cours, loisirs, tout ce qui n’était pas frotter, nettoyer, ranger, aider; parti, tous, sans broncher, comme s’ils n’avaient jamais été là pour commencer.
—
Le revolver était lourd dans ses mains écorchées tandis qu’il le retournait et retournait et retournait entre ses doigts. Il imaginait celles tremblantes de sa soeur à la place des siennes, les belles, talentueuses mains qui lui avaient donnés tant d’espoir en quelques notes.
Les mains qui ne joueraient plus jamais.
Il s’était longtemps demander à qui la faute. Qui avait ainsi détruit Katya, qui l’avait si minutieusement écrasée avec tant d’intensité qu’elle en avait cédé, qui l’avait ainsi plongé dans un noir si complet?
Peut-être était-ce le voisin, peut-être était ce garçon louche avec qui elle trainait, peut-être était-ce son professeur de violon.
Peut-être était-ce lui.
Il porta le canon du revolver à son front.
Le blâmait-elle? Que pensait-elle en pressant la détente? Avait-elle peur?
Bazyl avait peur; ses mains tremblaient, sa respiration se faisait rogue, et pourtant il n’abaissa pas l’arme. Il n’était pas un lâche, non, non.
Il déglutit, abaissa le chien.
C’était de sa faute, tout était de sa faute.
Ca n’était que l’ordre des choses, il ne devait pas avoir peur de l’ordre.
Tout sera mieux, tout ira mieux une fois que ce sera fait.
Le garçon se vit forcé d’utiliser son autre hideuse main pour soutenir la première tant elle tremblait, une peur irrationnelle tourmentant son estomac, combattant sa détermination.
Il prit un grande inspiration.
La dernière.
Juste à temps.