Eljas est né perdant. Il n'avait ni  l'intelligence, ni la douceur de sa sœur aînée, et encore moins l'ambition de l'être. Eljas était mou tout simplement. Mou et stupide. C'était le cancre au fond de la classe qui commente sur la poitrine des filles et colle ses chewing-gums sous la table. I n'arriverai à rien dans la vie, c'était un glandeur de mauvaise volonté, c'est ce que les professeurs disaient. Il n'arriverait jamais à la cheville de sa sœur, et il ne faisait rien pour s'améliorer, c'est ce que ses parents chuchotaient entre eux, et sa sœur elle-même mettait les poings sur les hanches et lui disait de se reprendre, qu'elle l'aiderait s'il le faut. Il souffre trop de la comparaison et cherche à se démarquer d'une autre manière, c'est ce que pensaient les commères dans la rue. Ils avaient tous tord. C'est vrai qu'il était un peu long à la détente et à l'ouest, c'est vrai qu'il bâclait ses devoirs et s'enfermait dans sa chambre. Mais il essayait. Lui aussi, il avait ses rêves et voulait réussir à l'école pour les réaliser.  Et qu'importe qu'il soit moins bon que sa sœur. Elle c'était elle, lui c'était lui. Tant pis si elle était la fierté de la famille et lui le bouffon, elle était sa fierté à lui aussi. Il regardait les avions dans le ciel et ses yeux se mettait à briller. Et puis au lycée on lui a appris que certains rêves ne se réalisent tout simplement pas. Surtout quand on est né perdant.

Eljas n'a jamais poursuivi ses études. Il avait eu des rêves certes, mais il avait perdu la motivation nécessaire pour les poursuivre. A force de lui répéter qu'il était un cas désespéré il avait fini par le croire. Et derrière sa caisse à la boutique d'une station de service il lisait un magazine pris dans un étalage sans songer à ses rêves perdus.
Il avait coupé les ponts avec sa famille. Pas officiellement, ni totalement, il se contentait de leur passer un coup de téléphone tous les trois mois pour dire bonjour, je suis encore en vie. Eljas aimait ses parents et ses parents l'aimaient. Ils n'avaient certes pas été idéaux dans leur rôle, ni très encourageants, mais il n'avaient jamais complétement délaissé leur fils. Ils l'avaient juste mal jugé. Il avait également coupé contact avec ses amis, qui était davantage une bande de faux-bons-copains qui avaient pensé voir un rebelle en lui. Dans sa nouvelle vie, il n'avait ni amis, ni copine, ni famille, ni aspirations, rien que son job et un appartement miséreux. Sa vie était comme toutes les bouteilles de bières vides qui couvraient le sol de sa chambre.
Et puis elle est arrivé, avec ses cheveux courts décolorés et ses yeux clairs, valise à la main, une écharpe bien trop longue pour le commun des mortels et un sourire bien trop éclatant pour être vrai. Dieu qu'il aimait ce sourire. Même par-delà sa mort et réincarnation il peut le revoir. Il a tout oublié, ses cheveux décolorés, ses yeux clairs, sa valise et son écharpe mais aujourd'hui encore, Castor se souvient de cet éblouissant sourire qu'elle arborait, un samedi à vingt-trois heures vingt-trois au seuil de son appartement. Elle lui dit qu'elle s'appelait Meri. Il n'en su jamais plus. Ce n'était même pas son vrai nom, mais ça ne changeait rien pour lui, elle était Meri, et elle était tout. Elle s'était singulièrement présentée comme une étudiante en fugue et lui demandait de l’héberger pour un temps. Un millier d'image inappropriées et un blocage mental plus tard il avait accepté sans jamais savoir pourquoi. Peut-être parce qu'elle était jolie. Peut-être parce qu'elle avait l'air gentille et naïve. Peut-être pour tout ça à la fois. Peut-être parce qu'elle était Meri.

Il ne lui avait pas fallu longtemps pour tomber amoureux de Meri, et il l'aima comme il n'avais jamais aimé personne. Elle était bizarre comme fille. Elle semblait parfois bloquée à ses douze ans, parfois projetée à ses soixante. Elle riait fort et pour tout, elle l'aspergeait de mousse à raser quand il rentrait le soir et reprenait ses chaussettes, lui préparait des potages et lavait ses sous-vêtements. Parfois elle s’énervait sans raison et la seconde d'après se jetait dans ses bras. Plus bizarre encore, elle croyait en lui. Elle lui faisait confiance. Elle l'avait en estime. Il lui parlait de ses vieilles ambitieuses et elle s'allongeait sur ses genoux en tendant les mains au plafond et disait et pourquoi pas maintenant. Il lui parlait de sa sœur et elle plongeait son regard dans le sien en lui disant, je te préfère toi, les gens trop parfaits sont d'un ennui. Il lui disait qu'il valait rien et elle posait ses lèvres sur les siennes pour le faire taire. Et il se disait que si les anges existaient alors Meri en était un, cette fille qui n'avait pas de sens et dont il ne savait rien était devenu une évidence pour lui. Meri était l'espoir. Meri était le soleil. Meri était la chaleur. Meri était le lendemain. Meri était tout ce qu'il voulait. Et deux ans plus tard on lui a appris que les évidences elles aussi, ont une fin.

Il avait ouvert sa porte, et elle était partie. Elle avait laissé un mot pour lui. Un petit bye bye y était griffonné. Il n'a jamais su pourquoi elle était parti. On pourrait jouer les narrateurs omniscients et vous donner une explication, une excuse, mais on ne le fera pas. Parce que si Castor n'a jamais eu cette réponse alors il serait injuste que quiconque l'ait. Il l'a cherché, Meri, il a couru dans la rue avec sa photo, il a visité toutes les universités, il a attendu à sa fenêtre de la voir débarquer avec sa valise. Mais plus il essayait de la trouver plus il se rendait compte qu'il ne savait rien de Meri et qu'elle savait tout de lui. Il n'avait jamais rien voulu savoir, ne lui avait rien demandé, il voulait seulement l'aimer. Et plus il pensait plus il se haïssait d'y penser et se disait, c'est fini, Elji, elle est partie Meri, elle est partie. Il avait été son caprice, son voyage, et elle était rentrée chez elle, sûrement, ou chercher une autre aventure, chez un autre pauvre mec devant son appartement à vingt-trois heures vingt-trois. Il l'a cherché des mois et il a arrêté. Et dans les mois qui suivirent, il lui arrivait de se lever le matin et de réessayer une nouvelle fois, juste une de plus et d'abandonner à nouveau. Et sa vie redevint ce qu'elle était, une histoire morne et sans intérêt.

Des années avaient passé quand, le long de la route alors qu'il rentrait chez lui, il tourna oisivement la tête sur le trottoir de gauche. Il reconnût ses yeux clairs. Il reconnût ses cheveux décolorés coupés courts. Il reconnût cette même écharpe qu'elle portait à vingt-trois heures vingt-trois. Et plus que tout il reconnût son sourire. Il lui suffit d'un instant pour que rien d'autre n'importe. Il suffit qu'il arrête sa voiture au milieu de la route. il suffit qu'il ne la lâche pas des yeux. Il suffit qu'il sorte, qu'il tende la main vers elle, pour la retenir, pour l'attraper, enfin. Il suffit qu'il ignore la circulation, qu'il ignore les phares qui éclairaient et de bien trop près. Qu'il l'appelle.

▬ Mer...

Il suffit d'une seconde.



Mais c'est beau tout ça, Castor.
D'une certaine façon vous êtes quittes maintenant, tu es vengé.
Parce que Meri non plus, là, elle ne pourra plus t'oublier.