je vais te faire passer l'envie de courir

A dire vrai il ne savait plus très bien s’il fallait rire ou entrer dans une colère terrible. La nuit d’avant il n’avait pas dormi, et n’avait d’ailleurs fait aucun effort pour trouver le sommeil. Dans l’espace de son antre il avait tourné en rond tel un lion en cage durant des heures, projetant tout, ne faisant rien. Puis le ciel s’était éclaircie, lentement, sûrement et fatalement il avait usé des cachetons du bonheur. Leur effet euphorisant commençait à présent à s’estomper, mais ses pupilles étaient toujours aussi dilatées, noir sur noir, difficile de remarquer quoique ce soit. Il y avait une liste dans son esprit, de quelques noms qui revenaient sans cesse, il les réfléchissait, les examinait dans tous les sens alors qu’il traversait avec peine la rue. Et pour cause, c’était comme si on lui avait collé des œillères de chaque côté de la tête, même la plus simple des actions demandait d’infinies précautions pour être conduite. Ces noms il les connaissait bien, toutes ces personnes avaient des dettes envers lui, et il lui fallait réclamer son dû. Alors oui, dans la liste de ses clients la plus facile était sans doute Cherry.

Il poussa sans ménagement la porte du bar où il pensait savoir qu’elle travaillait. C’était tout du moins ici, au coin d’une table crasseuse qu’il lui avait fait souscrire un prêt la dernière fois. Il ne l’avait plus revue depuis. C’était fou cette propension qu’avaient les gens à devenir plus discrets lorsque la date butoir des remboursements de leurs créances approchait. Cela l’agaçait et le faisait rire tout à la fois. Rire parce qu’il se sentait un quelconque pouvoir terrifique sur autrui, agaçait parce qu’il n’aimait pas courir tout Libra pour réclamer son dû. Et à l’instant où il dressait cet examen et refermait la porte derrière lui, des rires gras fusèrent, une Cherry rouge comme une pivoine regardait ses pieds avec un intérêt mystérieux, tout juste sortie de sous une table où elle s’était trouvée pour on ne savait trop quelles raisons. La situation avait cela de comique que ma jeune femme semblait prête à creuser un trou dans le sol pour y enfouir sa tête d’un instant à l’autre. Ebène se sentit un peu rasséréné de trouver sa proie facile préférée aussi rapidement, aujourd’hui il ne se sentait pas la foi de traquer qui que ce soit à travers la Citadelle. La Citadelle ! Bon dieu, avec la garde impartiale présente à chaque coin de rue il fallait être d’autant plus prudent. Et avec ça elle venait à lui sans se faire prier, il s’émerveillait de sa docilité, la démarche craintive, le claquement de ses talons sur le parquet. Et une chevelure flamboyante dont les mèches descendaient le long de ses épaules, sur sa clavicule bas, si bas… En clair Ebène baissa sa garde pour se féliciter des intérêts qu’il allait lui faire payer en compensation de son retard, ça c’était tout lui, céder à sa propre satisfaction. Soudain, sans crier gare, alors qu’elle n’était plus qu’à quelques mètres de lui, elle prit la fuite. Une erreur de débutant magnifique, elle lui filait entre les doigts, comme un animal qui se rebiffe. Et lui tout gonflé de sa propre importance et de l’euphorie des cachets de la joie se trouva si bête que son temps de latence dura une éternité. Elle avait déjà disparu dans les toilettes pour femme quand il reprit possession de ses moyens. Les toilettes des dames, quelle ironie, c’était son territoire, et s’il ne le savait pas, cela était déjà le cas dans une vie précédente. Mais comme il connaissait assez bien le coin il pouvait se permettre de sortir par la grande porte pour se lancer à ses trousses plutôt que de risquer une entreprise hasardeuse.

Il s’agissait alors de faire se mouvoir cette grande carcasse mal éveillée. Sans un regard pour la salle et les consommateurs abasourdis qui le regardaient à présent avec incrédulité, il tourna les talons, poussa la porte et sans la refermer partit à toute jambe. Contournant l’établissement aussi vite qu’il le pouvait pour rattraper son retard –il le savait, les sanitaires donnaient sur une petite ruelle peu passante- il s’économisa en récriminations contre la rousse afin de garder du souffle. Quand il mettrait la main dessus elle comprendrait sa douleur. Il tourne au coin du bâtiment, un éclair flamboyant qui s’engouffre dans une artère adjacente, claquements de talons sur le sol. Pour la discrétion, Cherry repassera. Une petite accélération, non, courir après les femmes c’est pas franchement dans ses habitudes. Il a pour lui l’avantage de la taille imposante, une musculature légère, et il a tôt fait d’avaler la distance qui le sépare du bout de la venelle. Soleil dans les yeux, éblouie pas son éclat, il déboule dans la grand rue, grouillant de monde, bouscule quelques passants, tente de se frayer un chemin. Elle tente toujours de lui échapper au moyen de quelques stratagèmes fumeux. Il manque de renverser l’étal d’un marchand ambulant, s’arrête in extremis, reprend sa course. Plus longue sera la course poursuite, plus cher elle lui paiera la suée qu’elle vient de lui coller. Et la voici contrainte de s’arrêter à son tour par il ne sait quel coup du sort bienheureux, il fond sur sa proie dans un ultime effort alors qu’elle s’apprête à reprendre sa cavale, à tout juste le temps d’attraper quelques mèches de cheveux qu’il sert au plus près de la nuque. La violence du geste devrait la retenir.