Et c'est la pluie qui s'annonce, le fracas du tonnerre raisonnant à quelques lieues de là. Dans quelques minutes, la verdure sera inondée sous des trombes d'eau venues de nulle part.

J'aime la pluie. J'aime les averses qui me poussent à ôter mes lunettes et à voir le monde dans une autre couleur et une autre ambiance. Autour de moi, je vois la foule réunie ici pour de doux moments de tranquillité, de détente, se ruer au delà de cet endroit qui s'apprête à recevoir le châtiment divin. L'eau est mon élément, cependant, je décide simplement de squatter un kiosque. Les bécoteurs qui s'y trouvent n'ayant pas la possibilité de se voir obtenir le romantisme de leur idylle un jour de pluie, partent en me jetant un regard noir. Non mais sans blague, vous pensez que ce lieu vous appartient ? En fin de compte, je me retrouve seul, clope au bec, appuyé sur la balustrade de ce belvédère en bois en attendant que jeunesse se passe. La perruche agrippée à mon épaule gauche agace mes tympans maintenant que la foudre retentit au loin.

Relax, coco, ton proprio arrive bientôt.

C'est une mission spéciale ; elle s'apprête à entamer son achèvement lorsque je vois une forme familière apparaitre à une dizaine de mètres. Ce n'était pas à moi de me déplacer, j'ai de la paperasse qui m'attend, des rapports à consulter et à retaper. C'est une plaie. Mais le citoyen me voulait "moi", et personne d'autre. Je n'ai pas cherché à comprendre.


*** *** ***

Je suis de retour dans mon bureau, trempé, et je suis de mauvaise humeur. Je sens encore les lèvres de ce type sur les miennes. Je comprends pourquoi c'est moi qu'il voulait pour lui restituer son piaf. Je bougonne dans mon coin, sortant d'un placard une serviette que je plaque sur mes cheveux. Toujours avoir de quoi prendre une douche au bureau, surtout lorsqu'elle est naturelle. Je sors également un autre uniforme, et me change dans mon salon privé. Cette pièce m'est bien utile lorsque, trop occupé sur une affaire, il m'arrive de dormir sur place. En vérité, trop occupé ou pas, je passe bien plus de temps sur mon lieu de travail que chez moi. J'aime mon métier au point de ne "vivre" que pour ça.

Je m'accorde quelques minutes durant lesquelles je reste allongé son mon sofa confortable, serviette encore sur la tête masquant à moitié mon visage, et lunettes que je tiens en main. J'ai un coup de barre ; je ferme les yeux. Juste une minute.

Je m'assoupis.

- Erik, Erik... tu viens te coucher ?

Qui est-elle ? Je m'entends lui répondre, mais... Pourquoi ?

- Dans cinq minutes chérie.
- C'est ce que tu m'as dit il y a une demie-heure...

Je me vois soupirer, puis étirer un sourire en tournant la tête vers elle. Elle porte une nuisette de soie noire, mise en contraste par l'éclat brillant de sa chevelure dorée, longue et brillante.

- Je capitule. Tu sais te montrer convaincante.
- C'est surtout que tu te lèves dans... moins de six heures maintenant et que tu as peu dormi depuis une semaine. Je comprends que ton travail te passionne, mais...

C'est curieux je sais qu'elle va me répondre "le boulot, c'est le boulot et à la maison, j'aimerais que tu te consacres un peu plus à moi..."

- Le boulot c'est le boulot,  (...)

Je le savais. Je connais cette femme par coeur, et pour cause. On se côtoie depuis des années, son père est mon patron. Je l'ai épousée il y a moins d'un an. Je me vois me lever, l'approcher lentement et glisser une main le long de sa taille.

- Si tu veux que je me consacre à toi... je risque pas de dormir. Et toi non plus.

Elle sourit, sublime fille de roi, ma tendre princesse. Mon coeur bat la chamade, et je sais que le sien aussi. Le désir qui m'enflamme équivaut au sien. Dans l'instant qui suit, nous sommes dans notre chambre, quelques bougies font vaciller leurs flammes rouges, au même rythme que nos corps qui ondulent sous les draps. La douceur de la peau d'ivoire de Sivia frétillent sous mes doigts. Nous nous aimons de la plus belle des façons. J'oublie l'enquête, j'oublie mon rôle, j'oublie les frasques de mon frère, Alex.

Mon frère...

Je suis dans cette ruelle qui a été témoin du crime dont il a été victime. Je vois ses yeux fermés, son sang maculer le sol crade non loin de la benne à ordures. Une affaire à classer parmi tant d'autres pour certains, un univers qui s'écroule pour moi. J'oublie l'enquête, j'oublie mon rôle, j'oublie ma femme. J'entends un cri de terreur, les paupières de feu mon frère s'ouvrent, m'offrant leurs globes translucides. Morts.

- Alex...

Pourquoi ce nom ? Un cri de terreur retentit, je me retourne pour faire face à... Quel est le nom de ma femme ?

- Erik... Tu m'as oubliée. Tu nous as oubliés.

Elle tient son petit ventre rond.

- Je... je...
- Tu nous as oubliés, Thor. Pourquoi pas lui ? Qu'est-ce que Loki a de plus que nous ???

Qui est cette femme ? Son ventre prend alors une teinte écarlate, poisseuse. Elle pousse un cri. Je sursaute et me redresse, en nage, tandis qu'au delà de ma fenêtre, la pluie fait rage. Les éclairs zèbrent l'immensité, illuminant la pièce. Je quitte mon sofa pour constater que le ciel est si sombre qu'on se croirait la nuit. Je pense à Loki. Pourquoi est-ce que je l'imagine avec un air si morbide ? Aurais-je rêvé ? Je ne me souviens jamais de mes rêves.

Je tressaille alors que je remarque enfin une présence intruse recroquevillée à même le sol. En même temps que la couleur de cette chevelure particulière me saute aux yeux, une senteur agréable vient flirter avec mes narines. Pomme/cannelle, hein ? Elle connait mon péché mignon désormais. J'étire un petit sourire, puis m'accroupis à ses côtés. Je pousse un soupir.

- Kate... Vous n'auriez pas dû venir. Le temps est dégueulasse aujourd'hui. C'est de la folie.

Mon sourire s'estompe lorsque je pose ma main sur ses cheveux. Je ne m'accorde pas de geste plus familier, ça serait inconvenant. Même pour rassurer un bout de chou aussi adorable que cette prêtresse.

- Allons, vous ne risquez rien, je suis là. Remettez-vous.

Et comme pour me contredire, le tonnerre gronde une nouvelle fois. Je fronce les soucils en regardant le ciel.

- Mais, ta gueule toi Là-Haut, je t'ai pas sonné !

Je suis vulgaire je sais. C'est juste pour faire réagir le parfum d'infinité dans la pièce. Juste, pour qu'elle me sermonne et qu'elle oublie sa peur.

J'essaie de me mettre à sa place. Comment réagirais-je si je me retrouvais confronté à ma plus grande peur ? Certaines phobies sont rationnelles, d'autres pas. C'est comme ça. Qu'est-ce qui m'effraie ? Là, en cet instant, je suis incapable de répondre à cette question intérieure. J'ai un travail que j'adore, et si je venais à le perdre - je me dis que ça n'arrivera jamais évidemment - je n'en mourrais pas pour autant. D'ailleurs, c'est quoi "mourir" quand Thémis nous a offert l'immortalité ?  Autant dire que la fatalité est un concept inexistant. La souffrance ? Passagère,  elle nous renforce. La maladie ? On finit toujours par la contourner, la vaincre.

Je ne peux pas me mettre à la place de Kate. Parce que je n'ai peur de rien. Du moins, pour l'instant. Les petites peurs, les petits tracas, je sais ce que c'est. J'imagine ce que peut être une phobie. On sait ce qu'est la famine sans forcément l'avoir vécue, mais on peut connaître la faim. D'ailleurs, j'ai la dalle là. Et le parfum de mon péché mignon qui embaume la pièce n'arrange rien.

La nonne s'aggrippe à moi, s'excuse pour une raison que j'ignore, et quand bien même je n'excelle en rien à l'art de l'étreinte, je pose à nouveau ma main - que j'ai retirée lorsqu'elle a crié - sur le dessus de sa tête. Mon instinct protecteur est plus grand que cette réticence du contact intime qui fait partie de mon être.
Telle une enfant, elle pleure. L'orage est à ses yeux ce monstre qui se cache sous les lits des mômes attendant qu'ils s'endorment pour dévorer leurs rêves pour mieux les remplacer par des cauchemars.

Moi, je ne rêve pas. Du moins, si je rêve, je ne m'en souviens jamais. Est-ce là, un autre pouvoir de Thémis ?

Elle finit par s'écarter de moi. Je hausse un sourcil face au sermon de la gamine, c'est tout ce qu'il me fallait. Je fais semblant de bouder en croisant les bras et en regardant en l'air (pour le coup, c'est moi le gamin...) grommelant dans cette barbe que je n'ai pas et que tout bon dieu du tonnerre devrait avoir. Et lorsque Kate se prostre à nouveau contre moi, ça me vient comme une évidence.

- C'est sûr que ce bruit est impressionnant. Il donne l'impression que le ciel se déchire au dessus de nos têtes, prêt à déverser sa colère sur nous. Pourtant...une légende prétend que l'orage est né des mains du plus fort des dieux guerriers. Il n'est pas néfaste, bien au contraire. Il protège Midgard, terre des hommes, ainsi que ceux qui la peuplent, de toute sa puissance. Dans sa main il tient Mjollnir, son marteau fidèle. C'est ainsi qu'il crée la foudre pour mieux l'abattre sur ses ennemis. Ce qui est grand, impressionnant, ou  effrayant au premier abord n'est pas forcément une menace, Kate. N'ai-je pas raison ?

N'en suis-je pas moi-même la preuve ? Je pose mes mains sur les épaules de la prêtresse afin de l'écarter de moi. Ce n'est pas un rejet, je veux juste croiser ce regard améthyste larmoyant, espérant ainsi qu'en retour, ce dernier saura déchiffrer ma sincérité. A ce moment, infime, j'etire le coin des lèvres. Vraiment légèrement. Oui oui,  c'est un sourire. Mais je pense qu'il se verra bien plus dans ce regard rassurant, et amusé que je lance à ma pâtissière préférée. Ainsi, j'ajoute comme cerise sur le gâteau.

- et le nom de ce dieu, c'est...

TOC TOC TOC !

Mon sourire s'efface instantanément. Le Thor que tout le monde connaît, reparaît. Je me redresse et me lève tout en forçant Kate à faire de même, et en l'amenant vers le sofa.

- Mettez vous à l'aise et essayez de vous détendre. Je reviens tout de suite.

Toc toc toc, again. Heureusement qu'il existe encore des personnes sachant toquer, plutôt que de les surprendre dans leur sommeil. J'ouvre la porte. On me transmet un dossier que j'avais réclamé tout en faisant un commentaire sur la douce odeur qui flotte dans l'air.

- Infinity est là ?

Je claque la porte au nez de mon subordonné. De quoi j'me mêle ? Je lance un regard faussement agacé à cette dernière.

- Vous faites tourner la tête de mes hommes avec vos gentillesses.

Je pousse un soupir en posant mes mains sur mes hanches, jouant l'être exaspéré que je ne suis pas.