Tout a commencé quand Sainteté a ouvert sa boîte aux lettres, comme toujours, sans jamais se soucier de ce qu'il pourrait y trouver. Il y a bien eu cette lettre d'Icare qui était si insultant qu'elle frisait le ridicule, mais cela ne suffisait pas pour l'inquiéter. Sainteté voit alors un petit mot, rédigé d'une écriture familière quand bien même il ne parvient pas à mettre tout de suite le doigt sur la personne qui forme de telles lettres. Quelques mots jetés sur un bout de papier, dont le sens global est assez simple : parler de sa précédente lettre. C'est signa Svana. Le Saint ne comprend pas. Quelle lettre ? il ne lui a jamais envoyée de lettres, à ce qu'il sache, pas depuis un long moment en tout cas. Pour lui dire quoi, de toute façon ? Sainteté aime beaucoup parler avec Svana, même si cette fille a un côté un peu... comment dire... impur ? mais il n'est pas du genre à engager une discussion par lui-même. En général, il préfère laisser les autres prendre l'initiative. Quand il doit mener une discussion, curieusement, son cerveau se vide complètement. A part parler de la pluie et du beau temps - et autres sujets du genre -, Sainteté n'est pas vraiment doué pour la conversation.

Oui, mais ce serait mal, et Sainteté n'arrive pas à faire le mal. Alors il va se rendre à son rendez-vous, il le sait déjà. Avec un peu d'appréhension, d'ailleurs. Lui qui a beaucoup exploré le monde dans lequel il vit depuis un long moment maintenant, cela fait partie des rares endroits qu'il n'a jamais fréquentés.

Une ruelle dans laquelle il n'a jamais mis les pieds.
Et qui a un gros défaut, aux yeux de Sainteté.
Elle n'est pas déserte.
Le soir est tombé, et la seule source de lumière vient de la rue extérieure. Autrement dit, le passage n'est pas vraiment éclairé - ce serait inutile de toute façon. Il sait que c'est là qu'il doit rencontrer Svana. Elle lui a parlé de cette sortie des artistes - même si elle n'a pas exactement employé ce terme - où elle et les autres danseuses peuvent quitter le cabaret en toute tranquillité. Mais lorsqu'il arrive dans cette ruelle, Sainteté se demande ce qu'elle entend par tranquillité. Certainement pas la même chose que lui. Plusieurs hommes traînent dans le coin, les yeux rivés sur la porte, attendant vraisemblablement qu'elle s'ouvre. L'un d'eux est un grand type baraqué, une montagne de muscles qui respire la virilité, et qui met d'office mal à l'aise le petit réceptionniste. Une forte odeur d'alcool - et d'autres relents que, dans sa pureté, il ne parvient pas à reconnaître - s'engouffre dans les narines du Saint. Il sait très bien que ces hommes ne sont pas là pour un rendez-vous avec Svana. Ils attendent que les danseuses sortent, et ce qu'ils veulent faire ensuite... eh bien, sans doute des trucs d'adultes qu'un saint comme lui ne peut pas imaginer. Pourtant, il est persuadé que cela lui est déjà arrivé, dans une autre vie. Ce n'est pas vraiment un souvenir, juste une certitude. Qu'il n'est peut-être pas aussi pur que ce qu'il désirerait.
Sainteté se blottit dans un coin, priant pour que personne ne vienne le déranger. Il a la chance d'être petit assez banal physiquement, de sorte qu'il arrive à être plutôt discret ; mais il a toujours l'impression que ces yeux fixés sur la porte se détournent parfois pour l'observer. Il déglutit avec difficulté. Pourvu que Svana arrive vite. Pourquoi est-ce qu'elle lui impose cela, d'abord ?

Il prie pour que personne ne le remarque.
Il se tient dans un coin sombre. Vêtu de ses habituels vêtements sombres. La tête baissée, de sorte que ses cheveux bruns, éternellement en désordre, lui tombent devant la face. Il n'y a pas de tension dans l'air, juste une insupportable attente qui lui donne du mal à respirer. Sans compter que la peur continue de lui étreindre le cœur. Il panique de façon totalement irrationnelle. Parce qu'il est tard. Parce qu'il n'est pas chez lui. Parce qu'il ne peut pas comprendre les hommes auquel il tient compagnie malgré lui. Il attend, tout comme eux. Il désire que cette porte s'ouvre, pour que vienne la délivrance. Et d'un autre côté, il a peur qu'elle s'ouvre. Tant qu'il se tient dans son recoin, il a l'impression d'être soustrait aux regards - certes, on le voit encore, mais l'essentiel, c'est que lui ait l'impression d'être invisible. S'il avait dû payer un autre tribut, peut-être aurait-il choisi le fait d'être visible. Le regard d'autrui a tendance à le brûler, et c'est une souffrance qu'il ne désire plus avoir à supporter.

Il n'entend pas vraiment la porte s'ouvrir. C'est un rai de lumière qui l'en avertit, puis des bruits de paroles enjouées qui parviennent à ses oreilles ; et Sainteté ne peut s'empêcher de se recroqueviller un peu plus. Il perçoit l'arrivée de Svana à l'odeur de cigarette qui se rapproche de lui - elle fume, c'est mal, et il a bien envie de retenir sa respiration pour ne pas laisser la nocive fumée s'en prendre à ses poumons. Il sait que l'on ne meurt pas à Libra, mais on peut tomber malade, et le saint ne tient pas particulièrement à souffrir d'une maladie pulmonaire. Son tribut le prive de tout mal moral, mais pour le jeune homme, le mal physique n'est pas quelque chose qui soit désirable.

Svana le salue, parfaitement détendue, à l'aise dans son élément. Se réjouit-elle de le voir aussi gêné ? Le garçon ne pourrait pas le comprendre de toute façon. Et il ne comprend pas pourquoi elle lui demande ce qu'il a à lui dire. N'est-ce-pas elle qui l'a convoqué, en premier lieu ?
Et lui qui a accouru, comme un toutou bien obéissant.

Il ne sait pas. Il sait juste que c'est précisément pour cela qu'il est toujours là, et qu'il n'est pas en train d'insulter Svana parce qu'elle se joue de lui. Il prend une profonde inspiration, regarde autour de lui pour vérifier qu'ils n'attirent pas l'attention - mais les autres semblent visiblement occupés à d'autres choses, ils se fichent bien de ce gamin qui a l'air trop jeune et trop timoré pour attendre à la sortie d'un cabaret. « Je... c'est toi qui m'as demandé de venir ici... » Encore plus timide que d'habitude, Sainteté lui tend la lettre qu'il a reçue dans sa boîte, trouvant plus simple de lui montrer ce qui l'amène plutôt que de s'expliquer. Il n'a pas son aisance quand il s'agit d'expliquer un problème à quelqu'un dont on craint à moitié les réactions. « Que... me voulais-tu ? » Il déglutit avec difficulté après avoir sorti sa question, et ne peut s'empêcher de baisser le regard, par peur de ce qu'il pourrait lire sur le visage de Svana. Elle est sans doute en train de le manipuler. Non, elle est plus gentille que cela, elle ne lui ferait jamais une chose pareille...
En même temps, en est-il bien sûr ?
Ils ne se sont jamais compris. Ils ne cessent de rappeler à l'autre à quel point il lui manque quelque chose. Sainteté en est douloureusement conscient, à chaque fois qu'il croise le chemin de Svana. Leurs rencontres sont belles mais elles se finissent toujours dans la tristesse. Mais il a toujours semblé au saint que Svana était plus complète que lui. Et peut-être a-t-elle fini par trouver ce qui lui manquait, et éprouve le désir de se moquer de lui. Peut-être sa véritable nature commence-t-elle à évoluer face à tous les changements qui peuvent potentiellement lui tomber dessus... ?
Sauf que lui, il est toujours le même.
Pas de taille à l'affronter.

Il est faible, le Saint, si faible qu'il ne parvient pas à soutenir le regard brûlant de l'artiste de cabaret qui s'est posé sur lui, accusateur, inquisiteur. Les yeux rivés au sol, humble, il se fait petit, si petit ; dérisoire face à la froide colère de Svana, ne sachant comment la désarçonner, n'ayant pas les mots pour le faire. Juste un bout de papier qu'il tend tel un drapeau blanc, afin de désamorcer le conflit. Mais en vain. Il pensait lui montrer qu'il n'y était pour rien, qu'elle avait provoqué cette absurde situation et ne pouvait donc pas s'en plaindre ; et pourtant, elle refuse de reconnaître son tort. Il ne la comprend, Svana, il ne l'a jamais comprise, elle est tout ce qu'il n'est pas et ne pourra jamais être. Aussi ne faut-il pas s'étonner s'il se méprend sur la réaction face à son geste. Il supposait qu'elle allait se calmer et comprendre. Au lieu de cela, elle s'enfonce un peu plus dans la rage, et Sainteté fait de gros efforts pour ne pas se ratatiner un peu plus. Plus elle extériorise sa fureur, et plus le garçon se referme sur lui-même. Avec son corps maigre, fin comme une brindille, et d'une taille petite, même pour son âge ; avec ses vêtements sombres qui se fondent dans l'ombre ; avec son air contrit, Sainteté n'en mène pas large.

Mais cela ne semble pas l'arrêter, Svana continue malgré tout. Elle poursuit, l'accusant de torts dont il ne comprend même pas la nature. Elle fait notamment allusion au fait qu'elle ait signé la lettre, mais il ne comprend pas pourquoi. Que devrait-il assumer ? Sainteté comprend ce qui se passe, en réalité. Elle est en train de lui imputer une faute qu'il n'a jamais commise. Elle se trompe, elle l'agresse en vain. Parce qu'elle se méprend sur sa cible. Et parce qu'elle ne comprend pas qu'il n'est pas le genre d'homme dont on peut obtenir quelque chose lorsqu'on le violente.

Cela dit, même la timidité la plus maladive n'empêche pas de répondre à une question quand on la vous pose. Simplement, vous êtes sous le coup d'un blocage qui agit comme un filtre. Vous pouvez parler, mais vous contrôlez scrupuleusement votre flux de paroles. Et vous bégayez parce que vous n'arrivez pas à le contrôler assez vite. Sainteté essaie de se montrer très minutieux quand il répond à Svana, d'un ton appliqué qui trahit son anxiété. « Je ne vois pas de quelles inepties anonymes tu veux parler. » Visiblement, c'est cela qui a provoqué la colère de Svana, et cela devait être sacrément stupide pour qu'elle se sent enragée à ce point. Cela dit, Sainteté ne comprend pas encore qu'il s'agit d'une déclaration d'amour. Le mot Confession ne lui dit rien, il est trop innocent pour comprendre ce que cela signifie vraiment. « Je suis ici uniquement parce que tu me l'as demandé... Pas parce que j'ai fait quelque chose de mal. Je ne peux pas faire quelque chose de mal. » Avec son tribut, c'est impossible pour lui de faire du mal volontairement. Cela dit, cela n'empêche en rien de faire du mal de façon indirecte, mais cela, ce n'est pas quelque chose qu'il tend à clamer sur tous les toits. Sainteté n'en est pas vraiment fier. « Tu... tu m'accuses à tort, Svana. » : termine-t-il d'un ton hésitant.
Et, pendant toute son explication, il n'a pas relevé une seule fois le regard.