Vasil, qui avait des yeux clairs, un nez aquilin et qui aimait bien les chips goût sel et vinaigre, dont la couleur préférée était le rouge et qui avait visionné « le Seigneur des Anneaux » dix fois, Vasil donc, trouvait que le no-man’s land qui le séparait de son père était plutôt ridicule. Il représentait mal les années d’incompréhension silencieuse et bilatérale, dans une famille où rien ne se disait jamais, pas même par des moyens détournés. Ainsi que d’autres éléments qu’il passerait sous silence, probablement jusqu’à la tombe. Lorsque Vasil avait fini ses études et lui avait fait part de ses plans d'avenir -à savoir, des projets nébuleux impliquant « Des études de lettres » (son père avait chuchoté ces quatre mots sur un ton qui laissait entendre que cette occupation n'était que légèrement supérieure à celle de gigolo).

Lui, il soupçonnait le « grand oeuvre » de son père d'être bidon. Son travail n'avait jamais porté ses fruits, jamais rendu son nom célèbre, jamais changé le monde. Kristoph Asomov était un mathématicien qui vivait la vie raréfiée de l'esprit, vie dont sa famille était rigoureusement exclue. C'était d'autant plus facile qu'on ne le voyait guère ; quand il n'était pas à la faculté, il s'enfermait dans son bureau à la maison, parfois avec des étudiants, mais le plus souvent seul. Leur père ne les avait jamais emmenés à la piscine, n'avait jamais poussé leur balançoire, ne les avait jamais promenés en barque sur la rivière ni emmenés en randonnée ou au musée pour une sortie pédagogique. Une carrière si importante que sa vie familiale ne valait pas deux sous en comparaison.  Il préférait Solea, la soeur, parce qu'elle était « bonne en maths » ; aux yeux de Vasil, ces symboles étaient comme des hiéroglyphes anciens.
Vasil, dont la plante préférée était la menthe, qui n'avait aucune culture cinématographique et écoutait secrètement de la pop, qui prenait tellement soin de ses cheveux que sa bande de potes le charriait en le qualifiant de « vraie gonzesse », qui rêvait de visiter l'Islande, Vasil donc, aurait tout aussi bien pu avoir « mal aimé » tatoué sur le front. Il prenait tant bien que mal la défense des lettres face aux remarques condescendantes de son père. Kristoph négligeait son fils cadet, et Dieu savait qu'il faisait pourtant de son mieux.

Vasil passait le plus clair de son temps à lire, il aimait les buts, les projets, c'était un garçon passionné. De quoi se demander si les gens destinés à mourir jeunes pressentent que leurs jours sont comptés et si cela donne à leur vie une intensité, un sérieux qui fait comme une ombre. C'était l'été lorsqu'il annonça qu'il partait pour un voyage en Norvège avec quelques amis, après la fin d'une licence couronnée par un diplôme et une boîte de chocolats offerts par son professeur pour avoir été premier de la classe. Il cherchait à vivre, et commençait à accepter l'idée de se laisser balotter par la vie.

C'est dangereux, la mer. Voilà ce que dirait Sven, s'il avait des souvenirs de sa mort.
Non, ils n'auraient pas dû se balader au port, et ils n'auraient pas dû boire autant. Il ne suffit que d'une perte d'équilibre, et puis le monde devient tout bleu et c'est les abysses, le froid, la chute.
Vasil, qui préférait les chats aux chiens, qui adorait la littérature et voulait enseigner à défaut de faire quoi que ce soit d'autre, qui était criblé de complexes d'adolescent pas tout à fait résolus, qui dormait roulé en boule et s'était noyé dans les eaux de la mer de Norvège, partit ce soir-là vers un au-delà aussi inaccessible qu'inéluctable.

Dieu soit loué, Sven ne se souvenait pas de sa vie antérieure en découvrant son tribut, sans quoi il aurait certainement crié à la mauvaise blague.