» ft. valentine
Sentait-elle ses paupières lourdes s'affaissant sur ses deux excavations vides et sombres ou était-ce devenu simplement un autre des nombreux symptômes qu'elle portait. Avec sa démarche fluette et l'utilisation de ses bras comme balanciers, elle ressemblait presque à n'importe quel autre fillette, à quelques détails près. Elle aurait pu être perfection, dessiné avec finesse, conçu avec une enveloppe corporelle sans défauts mais la vie aurait bien été trop facile. Pas même dans cet eden construit à partir du néant, rien n'était paradisiaque ni réellement entier. Sinon, comment expliquer l'apparition d'êtres de son espèce, sinon un produit défectueux d'une déesse imbue et suffisante ? Erreurs de la nature, créatures provenant des maux, des idées ou aspirations d'une humanité vouée au supplice éternel. Elle était née de la souffrance, être né d'une infamie, d'une tare, réunissant en son sein toutes les peines des hommes sans espoir ni possibilité de s'en défaire. Non, elle était monstre comme le criait ses deux orbites creuses entourées de cernes. Elle n'appartenait pas à ce monde, elle n'y avait pas de place.
Pourtant les vagabonds n'étaient pas rares, désormais bien présents dans la société. Le monde avait réagi sans conséquence, les hommes étaient insignifiants face à l’œuvre de quelque chose de bien plus grand que ce qu'ils ne pourraient jamais concevoir. Etait-ce là quelque part l’œuvre de l'évolution, ou une démonstration de la grandeur de l'humain pour accepter sans réellement résister une nouvelle forme de vie consciente, pensante autre que la leur. Ils concevaient qu'ils en étaient à l'origine, peut-être était-ce ainsi plus facile à digérer, toujours est-il que derrière cette façade de coexistence et de co-habitation se trouvait un malaise bien existant.
Sur son sillage les regards se détournaient, le silence honteux la rencontrait, et les murmures la suivaient. Même les personnes qui la connaissaient ne la traitaient pas de la même façon, ou du moins devaient-il essayer, sans succès pour la majorité car il est aisé de lire dans les yeux de l'homme à la fois fasciné, effrayé et dégoûté. Ressentait-elle un sentiment supérieur, une infime sensation d'appartenir à une essence qui dépassait l'entendement ? Foutaises. Elle ne ressentait que le vide béant qui se creusait davantage chaque jour qui passait, éternellement, sans qu'elle ne puisse aspirer à une forme de bonheur ou de plénitude. Elle était une coquille vide, dont le châtiment suprême était l'éternité sous un amas de douleurs plus aiguës, plus abominables et laides que les autres. Un être perdu parmi des étrangers et étranger lui-même au monde.
La nature humaine, cependant, n'en restait pas moins tout autant fascinante que ce qu'
ils étaient. Parmi les êtres vivants, ils étaient ses préférés. Et certainement ceux qu'elle exécrait le plus, lorsqu'elle avait assez de volonté pour se débattre, sortir de sa morne habituelle et laisser l'amertume submerger la lassitude dominante. Opium avait également la chance de ressembler à un cauchemar ; une poupée vide, une enfant vide et inanimée dont le visage impassible vous contemplait froidement, semblant attendre que le gouffre de son engeance vous emmène de force. Elle était une vision repoussante, elle était trop différente ; trop effrayante de par son apparence et son manque d'humanité sûrement, pourtant elle représentait ce que la plupart chérissait, la progéniture future, l'avenir si il avait une signification en ce monde. Alors pour eux, cela en était que davantage perturbant.
Elle ne possédait ni leurs coutumes, leurs habitudes ou leurs codes sociaux mais malgré l'acquisition certaine de la connaissance du sujet, elle n'avait ni intérêt ni envie de s'y conformer. A quelle fin le ferait-elle, pour se mentir à elle-même et au reste du monde, pour essayer de se conforter dans une vie totalement désuète ? Tout était fade, insipide, sans réelle substance et elle ne voyait le monde qu'à travers son regard absent, trop détachée pour s'y plonger, trop peu concernée pour ressentir la moindre chose sur le sujet. Pourtant elle avait pris une place, une sorte de rôle dans la société pour parvenir à la fois à se documenter sur ses sujets d'observations, et pour interagir à travers le voile qui la dissociait des autres. Elle vendait ce que certains pourraient certainement appeler du « rêve » mais qu'elle nommait purement et simplement par son nom : de la drogue.
Et si cette profession l'avait amené à la rencontre de nombreux sujets, tous divers et variés, elle avait fini par assimiler certaines bases et finalement réaliser quelques répétitions de schémas psychologiques qu'elle avait remarqué lorsque les rouages de son cerveau tournait. Ainsi elle avait découvert à la fois l'homme dans sa pseudo grandeur, et dans toute sa déchéance. Le dernier concept lui seyait davantage, après tout elle était née d'une faiblesse humaine, due à une trop grande fragilité. Elle pouvait en rire, le faisait lorsque l'occasion se présentait. Les hommes étaient des êtres risibles et pourtant elle continuait son étude sans réelle autre raison qu'une curiosité malsaine qu'elle souhaitait assouvir. A la fois pour comprendre le monde, à la fois pour tenter d'éclairer sa naissance et si elle pouvait y trouver une forme d'amusement à la tâche, elle l'accueillait avec un certain plaisir dans une routine beaucoup trop bien huilée, un cercle qui jamais ne se terminait et continuerait certainement à l'infini sans rien d'autre que l'ennui à y trouver.
Les paysages étaient faits, conçus selon une idée de paradis car après tout n'était-ce pas la plume d'une déesse qui en avait esquissé les traits, tissé les liens. Mais elle ne voyait dans cette forme de grandeur réalisé par une divinité qu'une vision corrompue, fausse. Elle contemplait les tours d'un blanc immaculé du palais de justice, la pureté de cette blancheur s'étendant jusqu'aux toits en cristaux ou se reflétaient le ciel bleu épuré sans qu'aucun nuage ne brise cette monochromie. Elle devait se rendre au centre, là où la définition du mot paradisiaque chez les humains prenait son sens. Splendides jardins où y régnait bénédiction, pureté ; l’œuvre d'une déesse. Elle tâchait ce lieu sacré, elle, immondice et laideur, mais après tout elle était bien la dernière à s'en préoccuper. Elle était fléau, amenant sur son passage des maux sans fin. La
Désolation. Cruel surnom, pourtant qui lui correspondant sûrement. Elle ne jugeait pas la cruauté, elle qui subissait constamment des tortures sans nom, elle la développait, elle insinuait ses propres vices là où ils pouvaient percer et détruire.
Elle s'arrêta à un banc, là où l'attendait son client, devant l'étendue d'un parterre de fleurs aux couleurs chatoyantes et bercées par une brise légère. Jardins d'Opale. Tout était beaucoup trop démesuré, tout était si inutile et une perte de temps ; d'énergie. Mais soit. L'excentricité, la complexité et l'auto-destruction était sûrement à la fois propre chez l'homme et chez les dieux. La transaction se termina rapidement, à peine une poignée de minutes. Elle resta immobile, insensible à la beauté des lieux, étrangère à la pureté blanchâtre. Elle était un pantin manipulé par sa naissance, enchaîné à une réalité. Pourtant non présente en son sein. Effacée.
Alors elle fit ce qui était devenu automatisme. Elle s'empara de son paquet de cigarette rangé dans la poche de sa veste, les jambes tendues devant elle ; le tissu de sa robe d'un violet sombre retombant au-dessus de ses genoux. S'emparant de ses allumettes, ce qui était le cadeau d'un dieu à l'humanité jadis dans certaines croyances fut : une flamme rougeoyante se reflétant dans ses yeux sans fond. Posant ses yeux sur un passant, elle aspira une bouffée.