Elle est là, assise à même le sol, adossée contre un mur qui s'effrite un peu plus contre elle à chacune de ses respirations. Pour une fois, ce n'est pas une ruelle isolée qu'elle a choisi pour s'oublier, mais une rue passante. Elle est là depuis quelques heures, la nausée au bord des lèvres, petite poupée abandonnée, et seuls ses yeux cramoisis bougent, suivant les passants. Il y en a de toutes sortes, à Ethernite. Ils sont souvent sales. Laids. Pourris de l'intérieur. C'est répugnant. Et elle aime ça.
Elle a délaissé ses obligations. Elle fera le tour des poubelles plus tard. Pour le moment, elle s'intéresse davantage aux déchets ambulants. Ceux qui passent devant elle, qui traînent les pieds ou qui s'affairent, pressés, préoccupés. Ceux qui se traînent sont ses préférés. Elle se complait dans leur lassitude, imagine la misère et la crasse qui suit leurs pas. Elle soupire ; et sent le plâtre s'effriter un peu plus dans son dos. Entre des omoplates trop saillantes. Tch. Sa propre horreur plaque un sourire amer sur sa bouche. Elle a envie de gerber.
Et puis il y a ce mâle avec son air un peu paumé. Un rêveur. Un de ceux qui longent les murs enfermés dans leurs bulles. Il ne la voit pas. Personne ne la remarque, après tout. Et, contre toute attente, va jusqu'à trébucher sur elle. Ça fait un peu mal. Il piétine sans pitié son égo mal placé. Et ne s'en rend même pas compte. Il reste simplement là, allongé à côté d'elle. Elle pourrait presque se demander s'il était mort, si seulement elle savait ce que ça signifiait. Mais elle n'en savait rien. Une éternité de dégoût, c'était tout ce à quoi elle avait jamais goûté.
Alors elle reste là, impassible, immobile et immonde. Silencieuse. avec rien d'autre que ce rictus creux pour redonner un peu de vie à son corps inerte. Elle écoute la ville et les vibrations des machines, elle oublie l'autre abruti étalé sur le sol, sans se douter de ce qu'ils partagent en cet instant.
Et puis il se relève, et sort un carnet sur lequel il commence à dessiner. Intriguée, la vagabonde regarde le tracé par-dessus son épaule. C'est misérable, elle aime bien. Elle envie un peu le mourant sur la feuille de papier. Et le garçon relève soudain la tête, regardant autour de lui comme s'il venait de se réveiller, et la remarque enfin. Elle ne comprend pas l'effroi qu'elle lit au fond de ses yeux. Jusqu'à ce que le mot tombe.
Tu es si blanche.
C'est la première fois qu'elle entend cette insulte. Du moins, la première fois qu'il s'agit véritablement d'une insulte. Les humains l'ont souvent trouvée laide, étrangement effrayante. Ou même jolie. Ce qu'elle ne comprendra probablement jamais. Mais, jamais encore, ne lui avait-on dit avec autant de tristesse combien elle était blanche. Il tend la main et frôle ses cheveux fraîchement décolorés, d'un blanc parfait. Plus pour longtemps, ne peut-elle s'empêcher de penser avec aigreur. Elle ne réagit pas, trop intriguée pour s'offusquer du geste. Elle ne connaît que trop bien cette expression fascinée, mêlée de dégoût.
C'est la première fois qu'on la touche comme ça, que des doigts caressent sa peau avec autant de franchise et de retenue à la fois. Elle tremble, sans savoir quoi penser. Les nausées reviennent, elle a envie de vomir. Probablement autant que lui. Elle s'interroge sur cet échange muet, incapable du sarcasme qu'on lui connaît. La couleur. La couleur l'écoeure. Elle le déteste déjà. Pourtant, alors que le mot « belle » franchit ses lèvres, le doute la prend aux tripes, l'espace d'un instant. La mention du sang scelle le pacte. Comme elle serait belle teintée de sang. Ça lui flanque des frissons. Elle contemple les précieux flacons avec curiosité, imagine les mêmes caresses l'enduire du liquide pourpre, comme une idole macabre.
Il la regarde dans l'attente. Et la réponse finit par venir, dans un souffle.
« ...montre-moi. »
Elle lui tend son bras droit, impérieuse. La couleur ne l'intéresse pas. Mais quoi de plus approprié pour le Dégoût personnifié que l'horreur du sang ? Elle en a oublié les passants, charmée par le diable.