Un enfant est, pour la plupart des parents, source d’une grande fierté. C’est comme un accomplissement que de donner la vie ; et alors que l’on voit cette petite chose pour la toute première fois, on ne peut que lui souhaiter le meilleur. Qu’il soit riche, ait une grande maison, un conjoint aimant, une belle voiture et puis pourquoi pas un chien. Qu’il soit grand, sage, intelligent, épanoui, en bonne santé … que de souhaits.
Souhaits que même Zoe formula, alors qu’elle tenait son fils pour la toute première fois. Et pourtant, touchant bientôt la quarantaine, elle en avait vu des choses. La vie, elle la connaissait et était bien consciente du peu de tendresse dont elle pouvait faire preuve. Et pourtant, ce petit corps blotti contre son cœur, qu’elle estimait être la plus belle chose existante au monde, réussissait ce doux miracle de rendre son univers plus rose. Des pensées plutôt niaises qui la ramenèrent bien des années en arrière, alors qu’elle était encore une jeune fille dynamique, rêvant de grandes aventures aux États-Unis ; et laissant derrière elle la Grèce ainsi que toute sa famille. Ce qu’elle y trouva était bien loin de ce qu’elle s’était imaginé, mais elle tint bon. Réussite professionnelle, un peu moins sentimentale. Mais ce n’était pas comme si ça l’avait vraiment intéressé. Après, le rythme ralentit tout doucement, les jours se ressemblant de plus en plus. Sa mutation dans l’Ontario, au Canada, fut le petit soubresaut qui vint légèrement bouger les rails de son traintrain quotidien. Là, elle rencontra la personne qui deviendrait son mari, puis le père de son enfant : Robert Michael Moore.
C’était un homme adorable, avec qui elle s’était attachée facilement. D’ailleurs, dans sa famille à lui, on avait une drôle de lubie. Celle de toujours donner deux prénoms à l’aîné. Le premier était pioché dans le calendrier (pour le meilleur comme pour le pire), et le second reprenait celui du grand-père paternel. Malgré sa grimace et son petit rire, Zoe laissa faire. Après tout … Norbert Jean, ce n’était pas si terrible. Et l’acronyme qui en découlait était assez mignon.

NJ ne présenta pas tant de problème à ses parents. Au contraire. C’était un jeune garçon éveillé, curieux, indépendant … Bien que, très vite, il montra un désintérêt certain pour l’école. Il le disait lui-même, de toute façon, que tout ce qu’il aimait là-bas c’était l’Art Plastique, les gens, et les moments de récréation. Pas que les champs en jachère ou les soustractions lui prenaient la tête, loin de là. C’était juste le système qui ne lui convenait pas. Le médecin pensa un moment qu’il présentait un trouble de l’attention ... mais pas du tout. Enfin, finalement, et bien que ses notes n’étaient pas bien glorieuses, il faisait au moins le nécessaire pour ne pas redoubler. Les Moore n’auraient pas un grand avocat, à moins d’un miracle, mais ils n’y pouvaient rien. Et étaient aussi incapables de lui en tenir rigueur.
C’était leur fils unique, après tout. Ce n’est pas sa faute s’il n’aime pas l’école, le pauvre. Il trouvera sa voie ailleurs, et puis voilà. Se mettaient-ils d’accord.

Ah ! Et lorsqu’il n’était pas à l’école, NJ aimait beaucoup traîner dehors. Un véritable petit aventurier sans peurs ni reproches, traînant à l’arrière de la maison familiale où s’étendait un large parc. Ça c’était légèrement plus inquiétant, cependant. Surtout quand on repense à la première fois où il y était allé non accompagné.
Cela s’était passé un jour de week end normal où, comme à l’accoutumé, la jeune tête blonde s’amusait dans le jardin. Mais ne fallut-il pas qu’une minute d’inattention de la part de Zoe et Robert que, comme ça, il s’était évaporé. Et ils cherchèrent longtemps avant de se rendre compte qu’il s’était tout simplement glissé dans un espace sous leur clôture pour aller vagabonder tranquillement. Faîtes des enfants, qu’il disait, hein …
Mais ce n’était pas tout ! Dès lors qu’il eut la possibilité de se promener comme il l’entendait, le petit carré de verdure de la maison se transforma vite en trésorerie. C’est qu’il y avait tellement de choses, dans ce parc, qu’il ramenait. Des souvenirs de vacances chaque semaine.

« Maman, Papa ! Regardez ce que j’ai ramené. »

Cette phrase. Combien de fois Zoe l’avait-elle entendue ? Et ça allait du bouquet de fleurs au pneu de vélo. Lui qui avait pris l’habitude de bricoler avec son père, NJ fut ravi de pouvoir redonner une seconde vie à ses trouvailles auquel il s’était fortement attaché, au final. Portrait de macaroni pour la fête des mères ou porte-cigare en pâte à modeler pour la fête des pères ? Non, avec lui ça allait beaucoup plus loin dans la récupération …

« Maman, Papa ! Regardez ce que j’ai ramené. »

Et on aurait pensé que sa passion s’arrêterait là. Pourtant, un jour … Ce ne fut pas de jolis cailloux ou des capsules de bouteilles qui reposaient au fond de son chapeau. Mais sept œufs. Sept œufs qui, quand on lui demanda qui les lui avait donnés, ne finirent pas dans le réfrigérateur.
Tu ne peux pas garder ça, Norbert, ramène les où tu les as trouvés.
Mais quelques heures plus tard, c’est sept canetons qui suivaient à la trace leur fils de dix ans.

Aux yeux du garçon, c’était une bénédiction. Il prenait tant de plaisir et d’énergie à s’occuper de ces bébés emplumés, qu’il les considérait même d’ailleurs carrément comme les siens. Qu’est-ce qu’on aurait pu lui dire ?
Du coup, l’école le renvoya gentiment chez lui, ne pouvant accepter qu’un de leur élève apporte des animaux dans l’enceinte de leur établissement, et lui-même qui ne pouvait décemment pas les abandonner plus d’une seconde. Les Moore durent lui trouver un professeur particulier qui le recevrait à la maison, mais voilà. Il semblait tellement épanoui avec eux, que ça leur aurait faits trop mal de les lui enlever.
Et puis ils s’habituèrent. La fratrie de canards Mallard étaient des membres à part entière de cette famille.

« Maman, Papa ! Regardez ce que j’ai ramené. »

Ce ne fut pas sept œufs, cette fois.
Mon Dieu mais, Norbert, qu’est-ce que …
On connaît tous l’histoire du bébé dans le chou, ou dans la rose. NJ, lui, trouva un bébé dans un buisson. Il avait alors douze ans, et ses parents, qui pensaient qu’il avait compris qu’enlever des enfants à leur famille était mal, ne surent vraiment pas quoi dire en le voyant arriver les bras chargés d’un nouveau-né endormi.
On peut la garder ?
Bien sûr que non.
Et pourtant si.

Nefeli fut adoptée par les Moore après qu’ils aient fini par comprendre que personne ne viendrait la chercher. Et ce même malgré les annonces.
N’était-ce pas plutôt cocasse que NJ ait pris goût à la paternité si précocement ? Tout comme ses canards, il s’occupa de la petite comme s’il s’était s’agit de sa propre fille. Il était impossible de dire que ce ne fût pas adorable que de voir le petit groupe humains/canards interagir en chœur, débordant d’affection les uns pour les autres. Un gang qui avait bien des difficultés à passer inaperçu, en plus. En même temps, être composé d’un garçon blond accompagné de ses fidèles palmipèdes et d’un bébé à la peau foncée avec des yeux bridés … Y'avait de quoi se retourner sur leur passage.

« Maman … On te suivra quoi qu’il arrive. »

Elle le savait déjà, hein, Zoe. Que la vie n’était pas souvent tendre. Sa sœur aînée avait déjà été emportée par l’âge quelques années auparavant, par exemple. Et voilà que ce fut au tour de son mari. Infarctus à cinquante-huit ans. Cela restait un âge honorable, certains n’allaient pas aussi loin. Cependant, difficile de ne pas être triste. Difficile de vouloir rester dans cette maison. Mais ce n’était pas à elle de choisir pour neuf. Pourtant … NJ fut incroyablement compréhensif. Et même s’il avait angoissé pour ses canards lors du voyage, tout se passa très bien.
Καλώς ήρθατε στο σπίτι .

Retour au pays pour Zoe, découverte pour les autres. Ils s’installèrent sur une île des Cyclades où habitait déjà sa sœur cadette, Theodora. Un havre de paix tranquille, en pleine mer Egée, d’un nombre d’habitants restreint mais honorable. Tout le monde se connaissait et s’habitua rapidement aux nouveaux résidents. Ça n’aurait pas pu mieux se passer. Vraiment.

Et pourtant … Pourtant …
Faire son retour en Grèce ne fut pas l’un de ses meilleurs coups. Une grosse crise économique finit par frapper le pays. Heureusement, se trouvant sur une île un peu reculée, les conséquences ne furent pas aussi terribles que pour d’autres.
Oui, le quotidien n’était pas facile. Surtout pour une femme à la retraite, un jeune chômeur "père de famille", une fillette et leurs canards. Le soutien des voisins fut non négligeable, mais …

Au fond, Zoe s’en est voulu. Peut-être que s’ils étaient restés dans l’Ontario, qu’elle avait laissé de côté ses caprices de veuve éplorée, peut-être que tout se serait mieux passé …
Elle aurait voulu montrer que tout allait bien, que son fils ne s’inquiète pas, ce qui se serait répercuté sur les huit autres avec qui il partageait un lien si fort … Si elle avait réussi ? Zoe n’en savait vraiment rien. Elle voulait y croire mais … c’était différent.
NJ mettait des pieds et des mains pour gagner de l’argent, enchaînant les petits boulots, vendant quelques créations de son cru en pleine rue ... Sous l’impulsion de l’imagination de Nefeli, ils mirent en place un spectacle de "dressage" qu’ils appelèrent Duck Dynasty. Ils finirent même par le présenter à la télévision dans l’émission Ελλάδα Έχεις Ταλέντο. Tant de choses … Et pourtant ce n’était pas suffisant. Malgré sa notoriété acquise, ses pages qui lui étaient dédiées dans les magazines et autres interviews, NJ ne pouvait décemment pas se reposer sur ses lauriers. Comme tous, il ne savait pas quand la crise prendrait fin. Il valait donc mieux se garder des réserves confortables.

Au bout d’un moment, Zoe n’était plus très sûre de comment le jeune homme faisait pour gagner autant d’argent. Il ne lui en parlait pas. Alors elle fermait simplement les yeux. Parce que c’était son fils. Parce que c’était sans doute ce qu’il voulait.

Mais …

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Zoe releva la tête de son album photo avant de le refermer doucement. La vieille femme en caressa la couverture avec ses doigts fins, prenant une longue expiration afin de dégager le flot de sentiments qui lui comprimaient la poitrine. Ses yeux bleus se posèrent sur Nefeli, toujours allongée, peut-être endormie, sur la tombe de son grand-frère. Les canards Colvert étaient là, eux-aussi, blottis contre l’adolescente comme pour la réchauffer. La mère de famille ne se doutait pas de leur force de caractère. Ils finiraient bien s’habituer à son absence.

Plus vite qu’elle, en tout cas.