Juvénile dans sa ridicule silhouette, Sarrasin à la gentillesse estampillée dans tous les pourtours de son corps. On trouve sa tendresse débordante dans les plis de ses milliers de sourires plus fourmillants qu'une nuée d'étourneaux. On trouve son indulgence intemporelle dans la façon qu'elle a de tendre ses bras au dessus de sa tête et de se les étirer comme pour griffer les nuages. On trouve sa patience dans sa carrure maigrichonne, ses mains jointes en bas de ses reins, rebondissant à chacun de ses pas qu'elle essaie de les faire grand pour ne pas perdre votre cadence.
Sarrasin est une lubie adolescente. Aucune journée au soleil rond et doré ne passe sans qu'elle ne cherche à se prélasser sous ses caresses. Sa voix est un chant égaré quelque part entre l’Arabie et l’Orient. Ses notes tressautent de l'une à l'autre sans aucun accord et pourtant harmonieuses et délicates. Il n'existe pas d'âme plus frêle, plus bénigne, plus inoffensive quel celle qui s'agite, tumultueuse, dans la petite tête décolorée de Sarrasin.
Sarrasin s'émerveille du monde et rien ne presse son cœur plus fort que d'éprouver cet élancement de joie.
On dit de cette femme-enfant tiède comme le cuivre qu'elle est insoumise et indomptable, que rien ne pourrait assécher son rire ou écraser son enjouement. Elle parade dans le paradis en apposant ses lèvres sur tout les fronts comme pour les bénir de la prière la plus fervente. Tous ses ongles sont embrassés de couleurs, ses épaules dénudées sous ses débardeurs fins, ses cheveux abîmés à force de brûlures oxygénées. On la pressent naïve et ingénue surtout lorsqu'elle porte son index à sa lèvre sucrée comme une datte, et qu'elle cherche ses cils courbés vers le sable son vocabulaire.
Jamais Sarrasin ne fait de mal, jamais Sarrasin ne pense de mal.
Mais on se rend compte, à force de sentir sur ses joues le vent de son indolence, qu'il y a quelque chose qui ne va pas.
C'est juste quelque chose, un infime tremblement au cœur lorsque Sarrasin, emportée dans une élucubration candide, soumet soudain son regard de jaspe. Ou quand on s'approche pour éprouver entre ses doigts le texture rêche de ses cheveux et qu'elle lève ses mains pour se protéger. Ou quand elle passe ses paumes sur ses épaules pointues et qu'elle donne l'impression d'être trop dévêtue. Ou quand, dans la plus atroce des simplicités, elle culpabilise de jeter des mots hors de sa bouche et se tait soudain, ses joues brunissant de honte.
Quelque fois, Sarrasin ne comprend pas pourquoi, quand elle se cache en s'enroulant dans ses bras d'orge, elle a l'impression tenace qu'exister lui est interdit.
Mais ça ne dure que le temps d'un battement de ses petites ailes insaisissable, et voilà que Sarrasin rattrape sa douceur et la jette à nouveau sur les lacs qui constellent son imaginaire.
Mourir a été pour elle sa deuxième naissance et pourtant, il est triste de constater qu'il y a des habitudes de terreur et de crainte qui sont toujours fermement accrochées à son sein. Elle piétine dans les empreintes laissées par ses jambes bleuies et reproduit sa dépendance.
Bancale, elle peine à naître à nouveau.
Heureusement, heureusement que Sarrasin est une petite femme vierge de tous souvenirs.
Sinon, elle saisirait, anéantie, que ses sursauts sont les conséquences de trop d'années d'asservissement et de négation.
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Il n'y a pas beaucoup de choses à raconter sur la vie de Ghufran.
Aussitôt née elle fut répudiée à cause de son sexe qui n'était pas assez bombé et qui la promettait à une non-existence docile et assujettie. Personne ce matin là ne prit garde à ses vagissements qui quémandaient, entre trois sanglots, de faire attention à sa toute petite présence. Les voiles tissés de cotons qu'enserra sa tante autour de ses membres erratiques l’emmaillotèrent de ses premières respirations jusqu'à sa mort. Sa mère ne la pressa pas contre son sein. Il était de toute façon caché.
D'abord langes, les étoffes se muèrent en hijab qui embrassait ses cheveux noirs qu'elle ne coupait jamais, puis en niqab qui avala presque tout d'elle.
Enfant, elle se plaisait à sentir ses chevilles craquer sous ses centaines de promenades au bord des lacs qui trouaient sa région comme des bijoux. Elle aimait longer les champs avec les autres enfants sans jamais les pénétrer de peur de se faire surprendre et punir par le vieux propriétaire. Elle faisait toujours attention de nouer correctement les tentures autour de sa gorge pour qu'elles ne basculent pas en arrière lors d'un coup de vent. Elle pouvait encore l'accueillir sur ses pommettes.
Ghufran, par vénération, prenait toujours garde à ne pas faire le mal et priait beaucoup.
A huit ans, un homme proposa d'établir des fiançailles ; ses parents refusèrent, elle était trop jeune. A treize ans, ils acceptèrent et à quatorze Ghufran enfantait.
On pourrait aisément se laisser tenter par le misérabilisme et pleurer sur le sort de cette petite fille qui vivait trop loin de la capitale, mais Ghufran n'était pas vraiment triste. Son existence était mécanique et ancienne. Depuis ses premiers pleurs on l'avait assénée de sermons qui prenaient parfois la forme de poings ou de pieds et de menaces colériques. N'ayant grandi que dans la peur, elle avait fini par la modeler dans ses épaules voûtées.
Puisqu'on ne le lui avait jamais dit, Ghufran ignorait qu'elle pouvait dire non.
Elle ignorait aussi qu'elle avait une valeur qui ne se réduisait pas à son ventre qui s'arrondissait, à ses mains qui nourrissaient et à ses bras qui élevaient. Elle ignorait que dans un ailleurs hérétique il existait des terres où les femmes hissaient leur regards aussi hauts que les hommes. Dans sa tête brune et étriquée, là où seuls ses deux yeux céréaliers perçaient à travers les pans sombres de son confinement, ces blasphèmes n'étaient pas même concevables.
Ghufran ne savait pas.
Elle ne savait pas non plus lire, écrire. Son dénombrement s'arrêtait vers trente, et après, ça faisait beaucoup. Le matin, elle prenait beaucoup de temps pour se couvrir et le soir, elle se couchait sur le flanc dans la deuxième pièce de leur maison de pierre, à côté de lui, en se disant tout bas : « Je suis heureuse, je ne l'ai pas mis en colère. »
Elle n'avait pas la poésie d'aujourd'hui entre ses mains, ni d'hier, ni de demain.
Ghufran se coulait dans sa tâche et de femme, et de mère qu'elle n'aurait de toujours façon jamais pu imaginer autre. Elle en était bien incapable et ses pensées trouvaient leur limites dans les recettes ancestrales, les contes vertueux, les prières suivant la course du soleil et les cris qu'elle poussait sous quelques violences disparates.
Comme si elle n'était toujours qu'un nourrisson.
Jamais elle n'était surprise à rêver. Jamais l'indolence ne frappa ses paupières qui s'étaient affaissées comme une pêche laissée au soleil. Dans sa campagne aride où les éternels étés alourdissaient ses voiles de sueur, Ghufran s'affairait comme une ombre. Elle sortait très peu de chez elle et quand elle osait exhiber sa silhouette ovale comme un mont dans les rues elle n'était jamais seule.
Ghufran ne connaissait pas le recueillement et ignorait son existence. Une pellicule asphyxiante l'enveloppait.
Comme beaucoup de ces femmes elle aurait pu continuer longtemps son errance inerte à ramasser les plis de ses vêtements sur ses bras, si elle n'était pas morte en accouchant de son troisième enfant.
Mourir fut sa deuxième naissance. Jamais personne ne mérita plus qu'elle de devenir Sarrasin.