« Maman, où est papa ? »

À chaque fois que son interrogation se voulait curieuse, ses grandes pupilles agréables et sa voix innocente, elle, elle les perçut accusateurs. Moqueurs. À ses yeux damnés par ses pernicieuses réflexions, Sophie la condamnait. Sophie la désormais bâtarde. Sophie qui ne méritait plus d'heur. Saccagée dans une fausse amabilité, sa mère lui souriait, luisait ses longs longs cheveux blonds. Tant de fois ces mots furent prononcés, et tant de fois on répondait à l'enfant que bientôt papa rentrerait. Tant de fois la dame eut souffert. Sans pleur. Juste des silences plaintifs. Des reproches honteux. Ceux d'avoir donné vie. Ceux de voir exister. Ceux d'Être.

« Sois une gentille fille, Sophie, sinon maman ne t'aimera plus. »

Sophie la capricieuse. Dans cet être parfait de candeur, elle n'y voyait qu'une cupidité malsaine. À ses songes, l'existence de Sophie se nippait d'un drame financier et le trépas dans laquelle leur famille se souillait se justifiait par l'argent qu'elle leur aurait coûté. Alors, alors alors alors ; Sophie ne veut-elle pas attendre ? Sophie ne doit-elle pas être silencieuse et jamais soucieuse du fait de sa culpabilité ? Ne souhaite pas t-elle être aimée par elle ? À chaque fois qu'elle évoquait son père, à chaque fois sa douce mère lui souriait. Et à chaque fois, ses yeux d'encres enfoncés dans leur orbite lui tempêtait ces paroles ; alors Sophie s'en allait peureuse. Pauvre enfant, elle ne voulait pas qu'elle commence à la haïr. Elle se lamentait de ne rien savoir mais on l'ignorait par avarice. 

Alors elle s'illuminait. Elle riait avec ferveur, le sourire gras de joie. Lumineuse. Comblée. Elle riait, riait, riait, riait, riait, riait. Son visage était pourtant balafré, ignoble d'une peine absurde. Son père lui manquait. Oh, tellement tellement tellement ; Sophie n'y pouvait plus. Sophie voulut partir le retrouver ; mais elle aimait sa mère. Alors elle riait... Son rire se détruisait car elle constatait.

Un jour, le blasphème s'insinua et sa lubie fut blâmée. 
Ce fut un beau jour.


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Dans les soirées de réunion familiale ou les fêtes estivales, elle assimilait sans trop savoir, miséreuse, qu'elle n'entendra probablement plus la petite berceuse qu'il lui chantait. Sans crier gare, elle s'évanouissait dans son chagrin mais ne pleurait point. Car sa mère le saurait. Sa mère s'énerverait. Et Sophie, esseulée, apeurée, n'aimait guère être grondée.

Alors elle souriait. Codait ce sourire. Parfumait ses effluves.
Marionnette habilement programmée pour rire avec allégresse.

Elle savait que sa maman l'aimait ainsi. 
Pourtant, quelque chose n'allait pas et Sophie s'en doutait.


Infectes soirées solitaires ; parfois, elle se réveillait dans une sordide angoisse où le relent de sueur lui donnait l'air de rancir. Elle rêvait l'absence irrégulière de sa mère, humectait ses draps en quête d'une récente chaleur : que signifiait-t-elle cette froidure bouillonnante qu'elle caressait le matin ? Vide. Vide. La maison fut toujours vide. À son retour, maman serait probablement heureuse de voir que Sophie a bien rangé sa chambre. Donc, la mine transcendante, elle ramassait, pliait, tenait, jouait. Sophie prenait le thé avec ses amis. Elle riait, riait, riait et riait. Tremblante. Intriguée.


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« Sophie, Papa est là. Embrasse-le, il sera content. »

Elle reniait. La véhémente conscience d'un corps enterré vivant lui donnait la nausée. Ses yeux se perdaient sous des dédales d'incompréhension. Panique. Insécurité. Maman, maman maman que lui demandait-elle ? Où était papa ? Papa, oh, que ce simple son fut prescrit de sa vie ! Oh, que cela lui manquait, de se souvenir de son père. Que cela lui était poignant, de se rappeler qu'il n'y avait pas que sa mère et elle.

Tristesse étouffée, sa monotonie hurlait dans sa gorge.
Puis sa jovialité se languissait sur ses traits ; Sophie souriait.  

Papa. Inconnu touffu, embaumé d'une prestance alcoolisée. Elle paraissait nippée d'haillons à ses côtés. Brun. Brun aux pupilles noirs. Des gouffres étrangers. Ça transpirait la malhonnêteté. Sophie souffrait ; elle gémissait. Elle qui était blonde, elle et ses iris bleutés ; et lui avec ses cheveux puis ses yeux si noirâtres. Oh !, mais quel était cet inconnu qu'elle prenait dans ses bras ? Ce n'était définitivement pas son père ! Mais comment en alerter sa chère ? Sophie constatait. Sophie comprenait. Sacrifiée comme bétail dans sa grande détresse, dorlotée dans d'autres mains, Sophie était en train de dépérir. 

Elle crevait. Crevait crevait silencieusement.
Pourtant, toute la nouvelle famille en riait.


Le soir même, elle bringuebalait dans ses draps d'ivoire. Ce n'était plus son lit, il n'y avait plus ses livres et l'odeur pourrie de la chambre d'à côté qu'elle aimait tant. Elle ne s'endormait point, dans cette salle vaste. On ne lui donnait pas le choix. Enfant, elle devait suivre les pensées modales de sa mère. Et elle avait promis, la douce Sophie, qu'elle serait toujours sage, docile, attendrissante. Petite fille si pure et parfaite. Elle aurait voulu être un ange, un être irréprochable. Mais sa jalousie la froissait alors qu'elle n'osait avouer ses noirauds desseins. 

Jamais prise en considération, elle respirait le néant. 
Et toute la nuit durant, elle faisait deuil de sa solitude partagée avec sa mère, chiffonnait ses fantasmes, calcinait ses yeux larmoyants. Offrait son amour pour qui le veuille.

Sophie est un misérable clown triste.


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Elle sombrait. Chancelante. 
Trémulante. Elle renonçait.

Aguerrie d'une sage pensée, elle se décidait. Fourvoyée dans une impasse, Sophie s'était entichée. Ses fantaisies étaient palpables, ses fantaisies étaient brunes à l'œil carmin. En proie à une insatiable fascination, elle fomentait ses ardeurs auprès de sa belle-sœur, partageant avec elle affection et délice. Il y eut plusieurs jours tumultueux qui se déroulèrent ainsi. L'aînée, sans doute peinée, dégoûtée qu'une telle saugrenue s'amourache d'elle, la saccageait. Détruisait les vestiges de son être.

Incompréhension.

Elle ne nommait point ce nouvel amour qui l'eut délaissée foudroiement. Elle ne comprit pas non plus la raison d'une telle vilenie. Pourquoi tout le monde lui en voulait ? Avait-elle injurié à l'égard de leur Seigneur pour qu'il leur arrive drames et couilloneries ?

Sophie ne savait plus comment sangloter alors elle riait. Au fond, fatiguée par tant de morosité, elle en était scandalisée. Accablée par le mépris, elle s'en allait encore, apeurée par les mêmes excuses d'antan. Si pitoyable. 


Pourtant, la voilà qui vivait ;
C'était étrange de se le dire ainsi, mais Sophie respirait.
Une grande sœur, deux pères, une mère ; de nouveaux amis.
Tous si adorables. Tous aimés par elle, la joviale Sophie.

Et elle, hypocritement adorée. Ils feintaient. Ils n'en pouvaient plus. Ils riaient, tous, avec leur courtoisie, leur fierté d'avoir un éclat si lumineux... Alors qu'elle paniquait, la belle Sophie. Elle en crevait, de toujours cacher cette opulente jalousie. Jalouse de sa mère. Jalouse du nouveau père. Jalouse de cette sœur. Jalouse du maître d'école. Jalouse des nouvelles chaussures de Berlinda. Jalouse de l'amour qu'on apportait plus au chien de la voisine qu'elle. Jalouse. Jalouse. Tellement jalouse. Tellement cupide. Elle avait l'impression d'être ce fruit pourri qui ternissait l'uniformité du panier.

Pas à sa place. Bâtarde privée du portrait de son père.

Sophie était une splendide ordure.


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Sophie aimait, Sophie aimait. Elle aimait si facilement les gens, s'émoustillant devant leur bonté, admiratrice de leurs vertus. Délicate. Fragile. Mime. Elle reproduisait avec adoration ce qu'elle voyait, ne s'empêchant de tomber amoureuse encore et encore de la même personne.

Sophie aimait tant sa grande-sœur. Pourtant, même ses mirettes ne la notifiaient guère alors qu'elle se trouvait juste devant elle. Là. Juste là.

« Je t'aime. Je t'aime je t'aime je t'aime je t'aime je t'aime je t'aime je t'aime je t'aime je t'aime je t'aime je t'aime je t'aime je t'aime je t'aime. »

Autant de fois que Sophie l'eut dit, la brunette lui ricanait dans une brève réplique qu'elle ne l'aimait pas. Mais Sophie ne comprenait le sens. Bouffée depuis par l'ivresse, précipitée dans de malsaines idées, elle ignorait avec quelle perversité son cœur battait.

« Sophie est désolée. Si désolée si désolée désolée désolée désolée désolée désolée désolée. Oh pardonne-la le veux-tu bien ? Pardonne-moi pardonne-moi. Je suis tellement désolée désolée désolée désolée désolée désolée désolée. »

Tellement désolée de ne pas avoir de remords. Ses ongles enfoncées. Tremblante. Les cris disparus. Elle avait finit par se laisser entraîner, elle aussi.

Elle comptait les secondes qui s'égrenaient. Pendant trente secondes. Dyspnée. Après deux minutes, perte de conscience ; coma. 

Sept minutes.

Elle creva.
Misérablement.

Personne ne l'a entendu mourir.


En découvrant les carcasses noyées des petites, on condamna le crime pour un accident. Un nouveau drame familiale. Et le portrait était morbide. Leur chair se putréfiait sous l'acidité mordante de l'eau. Sophie, happée par ces eaux d'habitude si léthargiques, si amorphes... !, n'était-ce pas triste de la voir ainsi ? Noyées. Noyées. Les voilà meurtriers de deux fillettes.

Mortes.
Morte en assassin.

Elle fut étranglée stupidement.


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À son réveil, Sophie resplendissait.
Ne se souvenant guère de ses tragédies, elle riait.

Mélancolique.
Elle riait.

Elle ne méritait guère verdeur éternelle. 
Mais pour la bonne forme, peut-être, elle accéda à la grâce sainte.

Alors Nova naquit.


Mais les étoiles continuent de briller dans le firmament, à des années-lumière, à des décennies entières ; alors qu'elles sont mortes.

Mortes depuis longtemps.