Tell me...
Introduction
Peut-être était-il destiné à être fou. Peut-être était-ce marqué dans son sang, peut-être était-ce gravé dans les parois internes de sa boîte crânienne, peut-être était-ce chanté dans le courant électrique de ses axones. Il aurait été diagnostiqué durant son jeune âge, étiqueté comme ayant besoin de soins et de suivis à long terme si non permanents, serait partiellement rejeté par la société…
Peut-être que…
C'était écrit.Chap. 1
Baptisé sous le nom de Connor Dexter un samedi 12 mai, il naquit dans un village de Colombie Britannique. Papa était un grand gaillard : costaud, larges épaules, mâchoire carrée, une belle armoire à glace. Mama était grande aussi mais… plutôt dans la largeur. Qu'importe, au lieu de cacher ses formes elle les mettait en valeur non pas en portant des vêtements qui ne la boudinaient même pas. Coquette, toujours suivie d'une traînée de parfum et visiblement très doué pour contenter son mari et elle-même au lit puisque le gamin certains soirs se demandait pourquoi ils criaient.
— Pourquoi vous avez encore crié hier soir ? demanda Connor, six ans.
Sous sa barbe d'une semaine Papa rougit légèrement et prépara mentalement un mensonge tandis que Mama esquissa un immense sourire en répliquant aussitôt :
— Ce sont des cris de bonheur mon chéri quand Papa et moi faisons l'amour ♥Et Connor de rire doucement tandis que Papa donnait un viril (ou non) coup de coude à Mama pour lui signifier de se tenir en présence d'un si jeune enfant.
Connor à six ans traînait des pieds pour aller à l'école mais, une fois dans la cour, retrouvait avec plaisir sa petite bande ou jouait au foot. On le mettait souvent au goal car personne ne voulait cette place, personne à part lui. Qui était assez fou pour se jeter littéralement au sol pour faire barrage au ballon, s'éraflant sévèrement coudes et genoux et gagnant ensuite le regard courroucé des maîtres d'écoles qui le disaient trop casse-cou. Il grimpait dans un des deux seuls arbres, présents juste pour encadrer un banc en bois défraîchi, et faisaient de grands gestes aux autres enfants qui lui lançaient de grands yeux écarquillés avant de rire sans discrétion. Connor aimait se faire remarquer, tout le temps, parlant fort, courant en tout sens, touchant les fesses des filles – à six ans parfaitement – parce qu'il avait vu cela à la télévision, faisant le pitre en classe pour amuser la galerie au grand dam de la maîtresse qui tentait de le remettre en place. Incapable de se concentrer d'une récréation à une autre sans tôt ou tard faire des bêtises, il passait beaucoup de temps au coin, se retournant juste pour tirer la langue dans le dos de maîtresse voire l'imiter d'une grotesque façon. Et ça riait, il souriait, se fichant éperdument des résultats médiocres qu'il ramenait chez lui, baissant la tête pendant le sermon de Papa avant d'oublier illico la leçon qui était à peine entrée dans une oreille pour s'échapper par l'autre. Lisant mal et lentement, incapable de tenir son stylo bille correctement pour tracer des lettres difformes, choisissant d'imiter les guerres des Angles contre les Vikings au lieu de retenir la date du premier raid des seconds contre ces premiers.
Un jour de trop, maîtresse convoqua une fois de trop Papa et Mama un vendredi après les cours. Des petites cernes plissées signaient la fin d'une énième semaine pas du tout repos mais qu'importe, elle voulait dépenser une heure de plus pour parler encore du cas Connor.
Connor qui commençait à aboyer au beau milieu d'une leçon, Connor qui se roulait par terre en tirant la langue, Connor qui gloussait insolemment quand il lui était ordonné de se réinstaller à sa place, Connor qui, une fois calmé, avait confié s'ennuyer ferme en classe et ne pas avoir d'autre choix que faire le pitre pour tuer le temps. Ah, Connor qui détestait le temps, ce temps si lent, ce temps si long, éternité de chaque jour. Chaque matin réveillé avant l'heure, chaque soir endormi bien après les ébats de ses parents, chaque journée à bondir, sauter, crier, rire.
« Votre fils est probablement hyperactif. » et Mama qui se levait sur sa chaise, dressée sur ses talons
« Je vous interdis de parler de mon bébé de la sorte ! » quand Papa tirait sur son bras pour l'inciter à se rasseoir.
« Oui, il faut admettre qu'il dort assez peu pour un enfant et tient difficilement en place... » Même pendant les repas il se sentait obligé de jouer avec ses couverts et ses légumes.
« Il faudrait le faire consulter un spécialiste... » « Un quoi ? Allez, dites-le franchement, dites que mon fils est fou et doit voir un psychiatre, un médecin de fous ! » et Papa de poser sa main sur l'épaule de Mama, Papa tellement plus conciliant, tellement moins impulsif malgré son apparence intimidante.
— 'Houston ! Houston nous avons un problème ! Houston !' 'Exposez votre problème commandant.' 'La fusée marche plus, on va s'écraseeeeer' Pppooourm !En réalité, il n'avait aucune sympathie pour l'homme qui le fixait de puis tout-à-l'heure. Ce dernier avait bien tenté d'attirer son attention, mais Connor avait décidé qu'il ne la lui prêterait pas. Le sommet du crâne dégarni, les rides marquées, les yeux rieurs, le premier bouton de sa chemise détaché, un embonpoint caché par le bord de son bureau, un fauteuil confortable rien que pour lui, un bureau en bois vernis et encore brillant, un stylo plume qui vaudrait de l'or aux enchères… Non, au premier coup d'œil, Connor avait décrété qu'il ignorerait superbement ce monsieur censé "l'aider".
Au bout de dix minutes de dédain, le monsieur posa la bonne question et parvint à arracher quelques répliques de l'enfant parmi lesquelles :
— L'école c'est nul. Moi je veux conduire un avion de guerre pour envoyer des bombes sur les méchants et leur exploser la gueule. Y a pas besoin de savoir additionner 12 et 15 pour faire ça.— Et combien font 12 et 15 ?— Heeeeuuuuu… Sans poser les jouets il commença à compter sur ses doigts.
22… je crois. Wooaaaah 22 c'est énorme ! 22 morts explosés ! Avec les têtes qui exploooosent !Et aux parents de devoir expliquer que leur fils regardait effectivement des films notés R le soir, refusant de quitter le canapé avant l'apparition des crédits. Papa trop laxiste et Mama trop poule.
Chap. 2
Mais mais mais il ne veut pas porter du noir, c'est moche le noir, c'est lugubre, c'est…
Lui préférait le blanc. Alors que tous les garçons de son âge priaient le bleu et le vert, lui favorisait le blanc. Portant des chemises juste pour la couleur, privilégiant les pantalons clairs qu'il ramenait tachés voire déchirés le soir venu, "oubliant" une fois sur deux le gros manteau marron sombre dans la voiture en allant à l'école, Connor aimait le blanc, adulait le blanc, et ce sans raison particulière.
Néanmoins ce jour-là, Mama poule lui asséna une gifle dont il se rappellera toute sa vie sur Terre. Les larmes aux yeux ne parvenant pas à gâcher son maquillage waterproof, elle hurla à son fils de revêtir sa tenue entièrement noire
« et plus vite que ça ! » pour les funérailles de Papa. Soupirant, il s'exécuta.
Tout le monde pleurait dans le cimetière, comme asséné le sinistre de leurs tenues noires trop noires et trop triste. À défaut de verser des larmes, Connor ne se faisait plus remarquer. Moue rebelle disparue, langue enfermée entre deux mâchoires serrées, jetant de temps en temps des coups d'œil au ciel bleu d'avril pour y chercher un quelconque signe, il prit conscience de la mort de Papa.
Il regarda la tombe s'enfoncer cérémonieusement dans ce trou infernal et fut un des premiers avec Mama à y lancer une rose, la plus rouge du bouquet qu'on lui avait auparavant tendu. Papa n'avait pas besoin qu'on s'écroule sur lui, qu'on le noie sous des larmes et des cravates noires. Papa avait besoin de la couleur la plus vive et la plus éblouissante, la plus insultante, si bien que le soleil lui-même dans ce ciel trop bleu en devenait pâlichon. D'un mouvement souple du poignet, il la laissa s'échapper de ses doigts comme si elle hurlait à la liberté. Elle virevolta sobrement dans les airs avant de s'enfoncer en enfer et s'écraser misérablement à côté de la rose plus pâle de Mama, une de ses pétales se détachant partiellement sous le choc. Il murmura quelques paroles incompréhensibles et se retira, la main dans celle de Mama. Bientôt, toutes les roses entassées furent recouverte d'une terre lourde et humide dans laquelle elles pourriraient et nourriraient les vers.
Here I go again.Le soir, toujours des sons à travers le mur de sa chambre. Les cris d'amour avaient laissé place aux sanglots de peine, de détresse. Pour une raison qui lui échappait, il ne pleurait pas. Il se recroquevillait sur son lit et passait ainsi des heures, immobile, les yeux cernés. On le disait hyperactif mais c'était avant que la mort le projette violemment dans le miroir. Ainsi ébranlée, la surface de verre se brisa en mille morceaux, verrouillant le sort de l'enfant qui ne pourrait plus revenir du bon côté. Il décida de porter chaque jour un foulard rouge en l'honneur de Papa, seul tissu qu'il prenait soin de ne pas abîmer lorsqu'il se roulait dans l'herbe du jardin. À l'école, il se faisait beaucoup moins remarquer. Il ne voulait plus jouer au foot avec les copains, ne criait plus pour attirer l'attention lorsqu'il se hissait au sommet d'un arbre, finissait beaucoup moins souvent au coin durant les périodes de classe. Et Mama ne le réconfortait pas à la maison, elle n'en avait même pas la force, accablée par le chagrin et le deuil. De plus, les rendez-vous chez le pédopsychiatre s'étaient évidemment interrompus.
Alors ce fut la maîtresse qui décida de prendre Connor à part, un vendredi, pour tenter de discuter avec lui. Le retenant par l'épaule alors que ses camarades sortaient de classe pour profiter de la récréation. Elle ferma la porte et se baissa à sa hauteur. Elle ne tira pas grand-chose de cette conversation si ce n'est que Papa lui manquait. Il lui confia qu'il n'allait jamais au cimetière avec Mama pour lui rendre visite car il ne pensait pas qu'il s'y trouvait.
« C'est juste son cercueil et les roses écrabouillées qui s'y trouvent. Lui, il est dans le ciel. Si je veux lui parler, j'ai juste à lever les yeux. » avoua-t-il en caressant inconsciemment son foulard rouge. La maîtresse tenta de parler à Mama aussi, mais celle-ci se montra beaucoup moins docile et rejeta toute communication, tira son enfant par la main pour s'engouffrer au plus vite dans la voiture.
Connor valida son année de justesse avec les examens d'été, et les vacances tombèrent comme un couperet.
Il passa un jour, une semaine, un mois isolé dans sa chambre, jouant à peine avec ses avions fragiles. Soudainement, il décréta qu'il en avait assez. Jetant une dizaine de jouets à travers la pièce en hurlant, se roulant par terre, déchirant son oreiller avec les dents malgré l'espace manquant de la seconde incisive gauche, écrasant farouchement les dessins de l'année passée et déchirant ses cahiers, il exprima enfin le flot d'émotions qui l'avaient tenu prisonnier durant ce qu'il lui avait semblé être éternel. Une fois la crise terminée, épuisé, il sombra dans la sommeil sur son lit dénudé.
Mama quelque part dans la maison avait assisté à la scène en silence. Absente.
Il fut réveillé quelque part dans la nuit par les sanglots de Mama qui retentissaient de nouveau de l'autre côté du mur. Il sortit de sa chambre et colla en silence son oreille sur la porte qui le séparait de Mama toutes les nuits. Hésitant, il posa sa main sur la poignée et l'activa lentement dans deux ou trois petits sons secs de grincement. Poussant juste assez le battant pour se faufiler, il rejoignit Mama et l’enlaça dans ses petits bras en murmurant
« Là, là. » comme s'il réconfortait un enfant, lui le garçon de sept ans. Il ignora les
« va-t-en ! » qu'elle plaçait entre ses sanglots et la serra plus fort encore.
Puis Mama lui asséna une frappe violente sur le crâne en hurlant
« POURQUOI TU ES PARTI ? », le faisant seulement sursauter. Elle le repoussa, fixa ses yeux sombres dans la pénombre de la chambre surchauffée et le secoua comme un pantin.
« POURQUOI TU M'AS LAISSÉE TOUTE SEULE ? POURQUOI ?! ».
Connor se laissa faire.
Chap. 3
Le dernier mois de vacances fut tout aussi long que le précédent, juste différemment.
Mais Mama commença à remonter la pente, enfin, et cela n'avait pas de prix. À mi-août, elle appela ses copines pour une sortie shopping. Et si elle semblait avoir pris un énorme coup de vieux, elle se montra sous un jour presque radieux, souriante, bavarde.
« Qu'est-ce que tu as minciii ! » « Tu es magnifique à présent ! » « Quel sage petit garçon que tu as là ! » Et elles ébouriffaient la chevelure sauvage du gamin qui répliquait par un immense sourire, sa main dans celle de Mama. Elles échangèrent des potins remis au goût du jour, s'installèrent une bonne heure dans un café Starbucks tandis que Connor surveillait farouchement les sacs de shopping, une paille dans la bouche, les yeux crachant des coups de feu à chaque étranger et à chaque animal s'approchant d'un peu trop près.
Tout pour que Mama garde le sourire.Le soir venu, les copines s'en allèrent et Mama tapota la tête de son fils.
« Tu as été très sage aujourd'hui ! Tu as le droit de choisir un jouet de ton choix. » L'enfant lâcha la main de sa mère et galopa entre les rayons pour revenir avec un couteau en plastique orné de faux sang
« pour faire peur aux méchants qui voudraient nous faire du mal ! ». Le rire de Mama étira un peu plus ses petites lèvres.
Cependant, la rentrée apporta un nouveau souffle à ce petit duo. Connor retrouva sa petite bande, Mama prit un emploi à mi-temps pour faire quelque chose de ses journées. Si l'enfant faisait régulièrement des lignes à cause d'un défaut de concentration et fit un détour par l'hôpital en novembre à cause d'une mauvaise chute – la branche d'arbre avait décidé qu'elle ne supporterait plus son poids – l'année s'écoula sans trop de mal ainsi que celle d'après, et celle encore d'après, et celle encore…
— Connor ! D'où viennent ces bleus sur tes bras ?— Je suis tombé d'un arbre, dans la square. Le professeur fixa le préadolescent d'un air suspicieux.
Et même qu'il y a un peu d'écorce qui s'est décrochée pour me griffer les mains. Il découvrit les plaies de ses paumes.
Alors j'ai couru, j'ai couru jusqu'à la maison et Mama m'a mis de la pommade. Maintenant j'ai plus mal.Mais Connor mentait mal, terriblement mal, et le professeur en parla à ses collègues qui, d'un commun accord, contactèrent la protection de l'enfant.
Qui de la mère ou l'enfant fut le plus furieux, il fut difficile de le décider. Chacun à sa façon crièrent sur les professeurs et les insultèrent. Connor se bagarra avec un camarade aussi impulsif que lui et cracha avec insolence que c'était à cause des enseignants qu'il sortait aussi facilement de ses gonds. Mama quant à elle claqua des talons, fière et droite
« Comment osez-vous seulement supposer que je maltraite mon fils ? Il est tout pour moi, vous entendez ? TOUT. Jamais au grand jamais je ne lèverais la main sur lui. » Et Connor de souligner séparément
« Mama m'aime plus que tout au monde et je l'aime aussi fort. Vous êtes tous cons de croire le contraire. » et s'obstiner avec entêtement quand on tentait de lui expliquer que l'amour ne le mettait absolument pas à l'abri de mauvais traitements.
« Vous êtes cons, c'est tout. » concluait-il. Les copines de Mama, les voisins témoins de rien, la famille bien trop distante, tout poussa les enquêteurs et assistants sociaux à laisser tomber. Allez, fausse alerte, laissons tranquille cette mère veuve et son enfant.
Quelle terrible erreur.
Chaque soir, Mama giflait Connor et rejetait la faute sur lui.
« Je te frappe car tu n'es pas sage, je te frappe car tu as fait venir ces abrutis, je te frappe parce que tu le mérites ! » Il baissait la tête en se mordant le coin de la lèvre inférieure. Il se taisait, désirant hurler. Il ne pouvait pas la regarder dans les yeux durant les corrections car il n'en avait pas le droit. Alors que tout parent exigeait le contraire, Mama beuglait de plus belle quand il la fixait selon elle odieusement. Ne pouvant exprimer son impulsivité avec son mari qui la contenait efficacement, elle déversait ses émotions et sa violence sur son fils incapable de réagir. Il attendait seulement de pouvoir retourner dans sa chambre où il se cognait contre les murs – la plupart des bleus étant donc de l'auto-agression – avant de plonger la tête dans un coussin pour enfin laisser échapper le hurlement qui bourdonnait silencieusement dans sa gorge. Il ne souhaitait que le sourire de Mama…
À treize ans, il n'avait toujours pas mué. Imberbe encore et entamant tout juste une puberté tardive, il fit involontairement comprendre à Mama que ce garçon grandissait, grandissait, et deviendrait un homme. Le sentiment de refus la frappa de plein fouet avant de la submerger, de l'étouffer. Si elle détestait croiser le regard de son fils durant les sermons, la cause venait de l'héritage : il avait les yeux de son père. Et dans ce regard noir elle voyait les reproches que son mari lui lançaient. Insupportable. Inconcevable que Connor devienne un homme, inconcevable qu'il devienne le reflet de son père.
— Alors, si je vous suis bien, vous voulez prendre des œstrogènes ?— Oui.— …— … ?— Vous savez que vous n'avez que treize ans et que votre production de testostérones va exploser ?— Oui.— Que vous allez muer ?— Sauf si on fait le nécessaire !— Certes… Et vous voulez subir une opération pour définitivement changer votre sexe ?— Oui !— … Êtes-vous sûr ?— Bien sûr ! Je suis pas un homme et je veux pas le devenir. Alors sortez le bistouri !— …Extrêmement sceptique, le médecin généraliste lui donna les coordonnées d'un psychiatre spécialisé dans le domaine de la transsexualité, ce qui fit bondir Mama sur ses talons. Encore un docteur de fous ?
« Mais mon fils n'est pas fou ! Il veut changer de sexe ! » « Techniquement ce n'est pas vraiment... » « Je m'en fiche ! Je suis sa mère, je sais ce dont il a besoin ! Signez-moi donc cette autorisation pour commencer les injections. » « Madame, le protocole… » « SIGNEZ CE PAPIER ! » Elle n'obtint bien sûr pas gain de cause et accepta le suivi psychiatrique de son fils sous l'insistance de ce dernier. Une poignée de séances plus tard, le psychiatre loin d'être un imbécile comprit l'origine de ce souhait et convoqua donc Mama sous un prétexte innocent. Croyant que son fils allait enfin avoir son ordonnance d'hormones, elle s'installa dans la salle d'attente avec une bonne demi-heure d'avance, Connor silencieusement assis à côté qui lui glissait de discrets coups d'œil. À treize ans, il commençait à comprendre.
Il commençait à comprendre l'influence que Mama avait sur lui. La disproportion de la plupart de ses réactions quelle que soit la situation. Sa violence envers lui. Et surtout, l'absurdité totale de son désir de vouloir le changer définitivement en fille. Le psychiatre qui l'avait suivi connaissait son métier et non pas seulement le domaine de la transsexualité, il n'avait eu de grandes difficultés à faire parler un Connor maladroit, à le faire passer au-dessus de souhaits factices construits de toutes pièces par sa mère dont il ne voulait qu'une chose :
la voir sourire.Quand le psychiatre se présenta, il demanda à l'adolescent de l'attendre ici pendant qu'il parlerait seul à seule avec Mama. Les deux adultes traversèrent donc le couloir, la porte se referma derrière eux. Connor aurait retenu sa respiration pendant toute la séance s'il avait pu.
— C'EST UNE HONTE !Fracas de la porte ouverte à la volée, talons furieux laissant çà et là des petites marques sur le lino, visage cramoisi, lèvres tremblantes. Inconsciemment l'adolescent se renfrogna sur sa chaise. Le docteur la suivait sourcils froncés, essayant de la calmer, de lui faire retrouver une parcelle de calme. Mais ce caractère ne faisait pas partie de Mama. Arrivée à hauteur de son fils, elle lui cogna l'épaule en lui ordonnant de se lever. Une fois debout, sa main fut capturée par celle de sa mère qui déjà se précipitait vers la sortie sous le regard impressionné d'un autre patient.
« Madame… » « TAISEZ-VOUS ! J'en ai fini avec vous ! Je ne veux PLUS JAMAIS VOUS REVOIR ! ADIEU ! » et de laisser la porte en verre grande ouverte tant elle était furieuse et pressée de s'en aller.
— Il faut tout faire soi-même !Après des heures entières passées à se documenter, Mama se procura elle-même les œstrogènes et fit subir les injections régulières à Connor qui ne se défendait pas. En vrai, il ne voulait pas se défendre contre elle. D'une part parce qu'il savait inconsciemment qu'elle possédait une force mentale et une aura menaçante contre lesquelles il ne pouvait rien, d'autre part parce que cela ne faisait pas partie de ces souhaits. Il ne désirait que sa fierté et son bonheur.
Et son sourire.Elle le fit s'allonger sur une table et le fit respirer dans un ballon. La tête lui tourna sévèrement, le monde sembla se retourner et la voix de Mama se déformer, devenir plus grave, plus étouffée, et seuls les liens à ses poignets le retinrent de tomber… Attendez.
Des liens ?
Il tira sur les cordages pour s'assurer qu'il ne délirait pas. Mama… l'avait attaché ?
« Respire encore, mon chéri. » Non ! Il ne voulait plus respirer ce gaz ! Il voulait qu'elle le libère, il voulait sauter de cette table, il voulait fuir la cuisine et s'enfermer dans sa chambre. Il se força à inspirer par le nez pour échapper au gaz et tira de plus en plus fort sur les liens, des larmes de terreur s'écoulant de ses yeux.
Mama, ne fais pas ça… Mama, s'il te plaît, Mama, Mama, je serai un gentil garçon, je te le jure. Je ne te regarderai pas dans les yeux, je ne te dirai jamais non, je ne répéterai pas les comportements de Papa, je ne me bagarrerai plus à l'école, je ne rirai plus à la barbe des professeurs, je ne déchirerai plus les robes des filles, je ne volerai plus de couteaux à la cuisine. Mama, je serai sage, sage, si sage que tu oublieras toute ta peine, si sage que tu oublieras tout, tout. Alors s'il te plaît laisse-moi partir… S'il te plaît Mama… S'il te plaît… Mama…Il poussa un sanglot tandis qu'elle attachait sa première cheville. Elle lui caressa la joue, lui murmura des mots doux, lui expliqua l'importance de respirer le gaz pour avoir moins mal. Alors il inspira de nouveau le ballon sans cesser de sangloter en sentant la corde serrer à présent sa seconde cheville. Son slip fut découpé au ciseau, de la glace fut pressée sur ses parties.
Il était fichu. Il était fichu. Il était fichu.
Chap. 4
Les voisins.
Des gens qu'il connaissait à peine, dont les enfants passaient occasionnellement devant chez lui pour aller au square du quartier à vélo ou en skate. Des regards antipathiques derrière une fenêtre, du dédain ostentatoire à la sortie de l'école.
Là pourtant s'était exprimée son salut sans lequel il serait sans doute mort d'hémorragie.
Une aiguille dans le bras, un coussin sous les fesses, deux sorties de tube sous les narines, il ne ressemblait rien de plus qu'à un miséreux. Après un passage sur une vraie table d'opération et un séjour aux urgences où il fit une ou deux frayeurs au personnel médical, il put enfin être transféré dans un service annexe et débuter une convalescence durant laquelle il ne recevait visite ni d'amis – inexistants de toute façon – ni de sa mère – évidence quand tu nous tiens. Au bout d'une semaine interminable, il fit finalement la connaissance d'un oncle et d'une tante paternels qui avaient traversé la moitié du Canada pour retrouver leur neveu. Ils louèrent un appartement plutôt miteux mais qui leur permettait de rester sur place sans avoir à verser des milliers à un hôtel, ainsi ils rendirent visite tous les jours à Connor.
Ce bout de famille ne lui était pas si inconnu que ça puisqu'ils avaient rendu visite à Papa lors des cinq ans de son fils qui s'en souvenait, certes vaguement, mais s'en souvenait quand même. Ils refirent doucement connaissance. Tonton et Tata n'étaient pas du tout comme Mama. Calmes quoique chacun doté de son propre caractère, ils exprimaient une tendre affection envers leur neveu et lui promirent que jamais au grand jamais il ne reverrait « this freak ! » S'il en était évidemment soulagé, elle allait lui manquer. Plus que tout, son sourire lui manquerait.
Lorsqu'il sortit enfin, fier de pouvoir avancer à petits pas sans s'appuyer sur des béquilles, il prit l'avion avec sa nouvelle famille et déménagea dans l'Ontario.
Il fit connaissance avec quatre cousins et cousines allant de seize à neuf ans, des nouveaux voisins beaucoup plus sympathiques, un nouveau collège beaucoup mieux fréquenté et Jésus. À l'inverse de ses précédents quotidiens vides et désorganisés, la prière du soir était le pilier de journées remplies. Cette atmosphère bien saine aurait dû permettre à Connor de grandir sereinement malgré les cicatrices physiques évidentes de son passé.
C'était sans compter les séquelles psychiques.
Priant chaque soir, maîtrisant son langage en présence des plus jeunes, aidant ses parents adoptifs dans les tâches ménagères, Connor conserva toutefois ses mauvaises habitudes au collège. Plus inquiétant encore, elles empirèrent. Il fut suspendu rapidement à cause d'une bagarre, renvoyé définitivement lorsqu'il menaça des camarades avec un cutter qu'il avait réussi à faire entrer – il s'était même coupé son propre bras pour prouver la dangerosité de son arme.
Et encore un psychiatre.
Celui-ci ne le lâcha pas. Il décréta que Connor était inapte au service scolaire classique, il fut donc interné dans un centre pour adolescents difficiles. À quinze ans toutefois, il fut renvoyé quand il agressa physiquement un membre du personnel avec un couteau chipé en cuisine. C'est qu'il était doué, le Connor, doué pour se glisser en douce dans les zones interdites, doué pour se cacher dans des recoins quand il était à deux doigts de se faire prendre, doué pour cacher les objets dangereux dans ses vêtements, le plus loin possible des poches qui risquaient d'être fouillées à tout instant. Et toujours incapable de tenir un stylo correctement…
Le second centre, beaucoup plus strict, le garda jusqu'à l'obtention d'un diplôme de bas niveau à dix-huit ans. De la famille, Connor avait tout oublié. Abandonné par des parents qui se félicitaient d'avoir pu éviter le pire pour leurs enfants de sang, élevé – maté – par des armoires à glace nettement moins sympathiques que le souvenir de Papa, son avenir prenait la forme d'un énorme point d'interrogation. Parviendra-t-il, quitte à recourir à un suivi resserré et une lourde médication, à s'intégrer dans la société ? Trouver un job et s'y tenir ? Forger des relations basées sur autre chose que de la pure violence ?
Enfermé dans sa chambre, souffrant de l'insomnie qui lui collait à la peau, il s'était recroquevillé sur le lit auparavant dénudé. Un monstre. Voilà ce qu'il était. Un monstre. Mêlant larmes et rires frénétiques, il se tapa la tête contre le mur.
Tu es un monstre, tu es un monstre, tu es un montre. En enfer, voilà où tu iras. En enfer, où tu crameras. L'enfer, tu mérites. L'enfer !Il ne pouvait pas vivre ainsi. Il se savait insupportable pour les autres, il se savait impulsif – et encore, chaque jour il dépensait énormément d'énergie dans la lutte contre ses pulsions – il se savait dangereux, il se savait sans espoir. Il n'avait pas sa place ici.
Les journées comme les nuits constituaient des épreuves sans but. Une fois qu'il aurait dix-neuf ans que deviendrait-il ? Irait-il en prison ? Serait-il enfermé dans un asile ?
Y a plus d'espoir pour toi.Violent le jour, dépressif la nuit, ce fut finalement cette dernière qui eut raison de lui. Malgré les efforts du personnel du centre pour l'aider, on ne se rendit pas compte de l'étendue de la souffrance qu'il subissait à chaque instant, de la profondeur de ses idées destructrices, de la teneur de ses envies – et actions – auto-agressives. Ainsi, il se suicida la veille de ses dix-neuf ans.
Épilogue
Car vous pensiez que l'histoire se terminerait sur cette note ? Le suicide étant l'action de se donner la mort, il n'est nullement précisé que son efficacité est immédiate.
Pour Connor, elle ne le fut pas.
On le retrouva agonisant dans sa chambre le matin du 11 mai, partiellement conscient malgré la flaque de sang tiède dans laquelle il trempait depuis probablement des heures ; cet imbécile s'était abîmé les ligaments on ne savait comment. Ce qui le tua réellement ne fut pas son geste mais le temps qui s'était écoulé suite à celui-ci avant qu'on ne le découvre et l'envoie d'urgence à l'hôpital. D'ailleurs, il perdit définitivement connaissance lorsque se termina l'appel aux urgences et les premiers soins des infirmiers du centre furent sans effet sur l'engourdissement qui se préparait à envahir son cerveau. Malgré l'oxygène dans l'ambulance, malgré les chocs chimiques, malgré tous les efforts des urgentistes, il plongea dans le coma.
Malgré leur rejet passé, son oncle et sa tante pleurèrent allègrement à son chevet. Un mélange de culpabilité, de regret, d'impuissance se mêla dans leurs poitrines sous le son aigu du cœur du jeune adulte. Ils avaient le choix entre les lourds traitements, qui le sortiraient probablement du coma avec des séquelles irrémédiables, et le simple débranchement. Ils firent probablement la plus longue prière de leur vie, appelèrent un prête pour préparer la mort de leur neveu et indiquèrent au médecin par un douloureux signe de tête qu'il pouvait éteindre les appareils.
Connor quitta la Terre suite à un anniversaire qu'il ne fêterait jamais. Il quitta la Terre de son propre souhait que respectèrent ses parents adoptifs malgré les règles que la Bible leur avait inculquées. Il quitta la Terre sans plus jamais souffrir et Téthys à l'époque radieuse attrapa son âme avant qu'il ne fut jugé pour l'enfer. Elle décida de lui donner une seconde chance en échange d'un tribu.
Alors Connor fut ôté de ce qui l'avait mené à sa perte.
Il en perdit la raison.