Ton histoire commence il y a longtemps, dans un autre monde, dans une autre vie. Tu ne t’en souviens pas mais tu t’appelais Nathaniel Stunt. Tu avais un père souvent absent car il travaillait beaucoup, une mère pas toujours là non plus à cause de ses responsabilités, mais une grande sœur qui prenait soin de toi et surtout un chat siamois adorable. Ta famille c’est ce qui te rendait heureux, tu partageais tout avec eux, tes joies et tes peines, tes colères et tes chagrins. A l’école tu étais un étudiant comme il y en a tant d’autres, ni bon ni mauvais. Tu travaillais pour réussir comme tes parents te l’avaient toujours dit. Dans la classe tu étais du genre à t’asseoir au fond mais pas pour te cacher des professeurs, juste parce que c’était le meilleur endroit à tes yeux. Tu pouvais regarder par la fenêtre et rêver en observant les oiseaux voler dans le ciel.  

Des amis tu n’en avais pas, ça tu t’en souviens bien. Les autres ne te regardaient pas, au pire ils te demandaient tes exercices de mathématiques mais ça n’allait pas plus loin. En même temps tu n’aimais pas leur parler non plus. Parler, rien que ce mot te donnait mal au cœur. A la cantine, à midi, tu mangeais toujours dans un coin de la salle, sur la plus petite table, comme si tu ne voulais pas gêner les autres et éviter au maximum tout contact. Tu avais peur de la foule, peur du regard des autres, peur d’être jugé, en somme tu avais peur de vivre en communauté. Si tu avais pu t’exiler sur une île déserte ou mieux sur une planète inhabitée ça aurait été le paradis. Malheureusement tes parents n’étaient pas d’accord pour laisser leur fils partir. Le seul refuge pour toi c’était les animaux. Ah, comme tu pouvais les aimer et les caresser pendant des heures ou juste les observer. Au moins eux ils étaient fidèles et droits, et leur affection était sincère, pas comme les êtres humains.

C’est d’ailleurs la dernière chose que tu as vu, un animal. Tu n’en es pas très sûr mais tu crois que c’était un chien. Ensuite tu ne te souviens que du noir calme et rassurant, puis d’une grande lumière aveuglante. En réalité, tu as bien vu un chien avant ta mort, c’était un Shiba Inu blanc comme la neige, un chiot. Il était sur la route, et comme tu aimais beaucoup les animaux, tu avais peur pour sa vie alors tu y es allé, sans regarder si un véhicule arrivait. La suite, heureusement, tu ne t'en souviens plus. Un camion-citerne passait par là, le chauffeur avait trop bu et il ne t’a pas vu. S’il avait été en pleine possession de ses moyens il aurait pu freiner et tout se serait bien fini mais cette histoire ne se termine pas bien. D'ailleurs toi non plus tu ne l’as pas vu, tu aurais pu faire attention mais non.

La dernière chose que tu as faîtes sur cette terre c’est pousser le chiot vers le trottoir avant l’instant fatal. C’était en pleine campagne, en plein jour, pendant les vacances. Le camion t’a heurté, il a freiné mais c’était trop tard et la remorque a basculé. Il venait tout juste de faire le remplissage de la cuve en essence, et toi tu trouvais sous les roues, ton corps à moitié écrasé par les dizaines de tonnes du véhicule. Ton esprit était déjà ailleurs, la souffrance était trop grande pour un jeune homme comme toi. Mais le pire n’était pas encore arrivé. On sait tous ce qu’il se passe lorsqu’un camion-citerne se couche violent sur la route. L’explosion a été entendue à des centaines de mètres, personne n’a rien compris et quand ils ont vu les flammes, ils ont accouru, mais c’était trop tard.

Lors de l’enterrement toute ta famille était réunie, mais aussi tes professeurs et étrangement des personnes de ta classe. Si tu avais pu voir cette scène tu te serais certainement demandé s’ils te pleuraient ou s’ils pleuraient les exercices qu’ils devraient faire eux-mêmes maintenant. Et puis ce fut le moment terrible pour tes parents et ta sœur, l’instant où on fait descendre le cercueil dans la terre et où on se rend compte que ce n'est pas un cauchemar. Il était tout blanc, brillant sous les pâles rayons du soleil, et semblait tellement léger. En même temps il ne restait plus grand-chose après un tel accident, tu n'étais plus qu'une trace rouge sur le bitume.

Sur Libra tu n’as pas tout de suite compris où tu étais. Personne ne pourrait t’en vouloir dans un sens. Tu as juste vu cette balance pencher brutalement vers la gauche et puis tu as sentis un vide en toi, comme si on t’avait enlevé une partie de ta personne. Tu venais de perdre ta voix. C’est ainsi que même après la mort le destin continuait à s’acharner. Adieu Nathaniel, et bienvenue Muteness dans ce monde où tu erres désormais sans véritable but.