Certains vagabonds aspiraient au bonheur, à l'image des hommes et leur quête de plénitude. D'autres vagabonds poursuivaient inlassablement leurs malheurs, enfermés dans un cercle vicieux pour l'éternité. A la fois des uns et des autres, opium poursuivait son mal à la fois dans un désir muet et secret de s'en défaire mais, en tant qu'esprit libre, elle recherchait aussi la satisfaction, la sensation d'être pleine, totale et heureuse. Elle ne serait jamais objet de désir, elle était trop fade et trop insipide, trop monstrueuse pour qu'on puisse saisir la beauté de ses traits enfantins, trop immonde grâce aux deux excavations caverneuses et profondes qui lui défigurait le visage. Elle était morne, son esprit vagabondant parmi les ténèbres, accumulant des idées sombres, pour certaines défaitistes ou violentes. Douleur. Il n'y avait nulle place pour le bonheur, et elle le savait parfaitement. Aussi n'employait-elle aucun moyen pour atteindre un tel but inaccessible et dénué de sens. Oui hélas, elle ne voyait qu'un semblant de joie ou de satisfaction qu'en exprimant ses passions, et notamment les pulsions qui battaient de manière vive et brutale dans ses veines. Sa vie était un supplice, bien qu'elle avait fini par s'y accommoder, plus par dépit que par masochisme et la haine avait germé dans son coeur, pour ronger tout son être.

Mauvaise, créature répugnante dont le corps fragile ployait sous des peines innombrables, elle répandait sa douleur avec vice, et prenait du plaisir à voir les autres se détruire. Elle détestait les humains plus particulièrement, les pantins préférés des spectacles qu'ils pouvaient offrir. Mais elle se délectait de tout être agonisant, pouvant lui offrir une pièce de choix et surtout de goût. Elle aimait humer les effluves de sang, l'odeur nauséabonde des cadavres en putréfaction, elle aimait le son de la chair se faisant déchiqueter, et la vue du sang éclaboussant les murs. Dans ses moments de pure folie exquise ou sa raison se voyait aveuglée par le voile pâle et opaque des pulsions, elle rêvait de monstruosités, elle imaginait des infamies viles et abominables, des atrocités qui lui donnaient l'impression de se sentir en vie. Sa proie préféré, son jouet adoré n'était autre qu'un vagabond nommé Crescent. Né de l'empathie, quelle absurdité. Ce mot lui était aussi étranger que la gentillesse ou la bonté. Elle insufflait son essence doucereusement dans ce corps chétif, elle s'insinuait lentement dans son corps pour remplacer la sensation de légèreté par des déchirements oppressants et la souffrance. Tandis qu'elle marchait de ses pas légers, un petit rictus fleurissant sur ses lèvres, elle se dirigeait vers le lieu où Crescent et elle avaient rendez-vous. A ses côtés, elle sentait presque la vie prendre forme dans son être, à travers chacun de ses mouvements et de ses gestes. D'une certaine façon, et à sa manière, ce gosse, elle l'aimait.

Installée sur un banc de la rive du fleuve qui traversait la Citadelle en deux, elle portait une veste chaude et un foulard noir par dessus sa robe violette. L'air froid mordait ses joues, presque avec douceur en comparaison de sa chair qui la brûlait sans fin. Elle devait porter pour l'éternité ce lourd fardeau et tourment, celui correspondant à toutes les peines des hommes. Pauvres créatures insipides, dégoûtantes, elle les haïssait. Drapée de leur maux, sa peau était tissé avec la douleur des hommes, on pouvait presque deviner ou apercevoir des visages hurlant à l'agonie sur sa peau blanche de poupée. Une poupée fatiguée, usée, dont les traits étaient tiré en un masque douloureux. La douleur appelait la douleur. Sa haine consumait tout son être, et il n'y avait jamais eu de côté bon et de côté mauvais chez elle, juste celui qui était mauvais. Elle était une personne cruelle, qui ne connaissait point la gentillesse et qui possédait des penchants sadiques, souillant sur son passage toute pureté.