« we need to discover what is hiding behind that soul »
La réceptionniste se pencha alors sur son bureau, un sourire charmant aux lèvres.
– Bien bien bien… Maintenant que vous savez tout, il est temps de vous trouver un métier !
Un petit rire s’envola de la gorge de Bacchus. Il le fit s’achever, lui aussi, par un sourire charmant.
– C’est inutile, expliqua-t-il à l’expression interrogatrice de la réceptionniste. Je ne travaillerai pas.
La réceptionniste le regarda un moment sans répondre, puis elle se lécha machinalement les lèvres, cherchant ses mots.
– Mais… commença-t-elle précautionneusement, pour ne pas le vexer sans doute. Le travail est obligatoire sur Libra, vous ne pouvez pas… Vous êtes obligé d’avoir un métier.
Bacchus agita doucement la main pour chasser l’idée.
– Ecris ce que tu veux, alors.
– Vous allez accepter n’importe quel métier ?
– Je ne le ferai pas, peu importe ce que tu auras décidé.
Elle soupira, moins agacé que décontenancée.
– S’il vous plait, faite un effort… C’est obligatoire, et moi je… Je veux pas d’ennuies, vous comprenez ?
– Ce n’est pas de ta faute, pourtant. Ni de la mienne. Le travail ne me sied guère, vois-tu ? Je n’accomplirai pas – je ne saurais accomplir – les tâches des ouvriers.
Elle laissa tomber sa tête dans ses mains.
– Qu’est-ce qui vous siérait, dans ce cas ?
Bacchus inspira, et d’une mine rêveuse en songeant à ce à quoi il aurait plaisir à s’adonner, soupira.
– L’oisiveté, c’est ça ? répondit pour lui la jeune femme. Bon, qu’est-ce qui vous plait, alors ?
Elle releva la tête pour le regarder avec de l’espoir dans les yeux, une forme tellement intense d’espoir que Bacchus prit le temps de la regarder en retour. Son visage était d’une beauté banale, un peu lisse, mais elle possédait quelque chose de distrayant. Il lui sourit chaleureusement.
– Ta nuque me plait.
– Wha- Pardon ?
– Etonnamment, la ligne de ta nuque est belle, ça me plait.
Elle piqua du nez et se cacha dans une sorte de catalogue qu’elle sortit pour l’occasion.
– Okéééééé, est-ce que vous aimez les fleurs, sinon ?
– …Les fleurs ?
– O-oui, les fleurs exotiques tout ça.
La réceptionniste devait s’attendre à ce qu’il réponde non (ou que ça ne lui seyait guère) mais Bacchus resta silencieux plusieurs secondes. Leurs couleurs si extrêmes qu’elles agressaient amoureusement les yeux, et leur parfum si lourd qu’il caressait presque la peau. Les fleurs. Elles n’étaient pas exotiques pour lui et pourtant il comprenait bien que c’était de ce genre de fleurs qu’il était question.
– Oui… dit-il distraitement, les yeux perdus dans cette image, ce souvenir flou.
– Sans déconner ? Je veux dire, c’est vrai ?
Il la regarda à nouveau et, comme elle s’était avancée un peu plus sur son bureau, elle recula au fond de sa chaise.
– Alors, euhm…
Elle ouvrit un nouveau livre par-dessus son catalogue et tourna les pages à une vitesse impressionnante.
– Ça vous irait, dans ce cas, euh… Gardien de serre ?
– Tu es obstinée…
– Non mais ça pousse tout seul là dedans, d’ailleurs y a pas de gardien pour le moment, c’est pas un travail contraignant, je vous assure ! Vous pourrez vous arranger avec les jardiniers (s’il y en a).
Bacchus éclata de rire. Elle, qui mettait tant de volonté dans le fait de lui trouver un métier, méritait d’être récompensée.
– Que faut-il y faire ? demanda-t-il encore dans son rire.
– Juste passer une fois par semaine pour voir si tout va bien et vous balader dedans. C’est pas comme si les gens venaient pour vandaliser les plantes…
– Tout perd son intérêt en devenant obligatoire, tu sais ?
– Ok, alors passez quand vous avez envie mais quand même souvent si possible. Ça irait ?
Bacchus fit un geste de la main.
– Note donc.
– Mais vous allez le faire, hein ?
– Oui, je le ferai.
– Vraiment, hein ?
– Vraiment, très chère. Tes efforts méritent d’être salués.
Elle se leva prestement, un sourire soulagé piqué à la bouche, et commença à s’éloigner.
– Ne bougez pas. Gigi ! C’est toi qui a les clefs de la serre ? Y en a au moins ?
« we're about to open a door which had been closed a long time ago »
– Tu m’as menti.
Ionas n’eut pas à tourner la tête. C’était elle. Encore. Avec sa voix éraillée par les sanglots et les cris, c’était elle qui chuchotait presque maintenant. Plaintivement. Il soupira.
– Non, dit-il juste.
Ils en avaient déjà parlé et il n’y avait plus rien à dire. Ionas ne supportait plus de l’entendre se plaindre. Elle avait passé plus de temps à le suivre partout pour le harceler que lui à essayer de coucher avec elle et à le faire.
– Tu m’as dit qu’on était ensemble !
– Non, Helena.
Le videur les regardait vaguement. Un garçon pour trois filles rentraient n’importe où, et Helena, même complètement soule comme elle l’était, restait une sûrement quatrième demoiselle intéressante à regarder. Peu lui importait, au videur, ce qui pouvait lui arriver une fois entrée. Est-ce que ça importait seulement à Ionas ?
– Rentre chez toi, maintenant.
– Regarde-moi.
Sa voix était cassée et cassante comme du verre, comme si elle se brisait dessus. Les filles avec Ionas se regardèrent entre elles. Il ne connaissait pas leurs noms, il s’en fichait, et elles aussi. Elles étaient bêtes, Ionas les voulait comme ça, bêtes, pour qu’elles soient simplement des corps aimants et n’aient pas d’attentes, pas de projets. Juste de l’amour anonyme.
– Regarde-moi !
Il fallait la faire taire, alors Ionas la regarda. Difficile de la voir belle comme il l’avait vue, avant. Avance ce n’était pas il y avait si longtemps honnêtement. Un mois peut-être. Allez, un mois et demi. Qu’est-ce qu’elle était devenue collante… Son visage était strié de larmes, inondé de colère, abîmé par la tristesse. Et tout ça pour quoi ? Helena… A quoi avais-tu donc sacrifié ta beauté ?
– Tu m’as dit qu’on était ensemble, Ionas !
– Non, c’est dans ta tête, rentre chez toi.
– Non !
– Il faut que tu me lâches, maintenant, j’ai plus rien a faire avec toi.
Elle secoua la tête avec l’incrédulité méprisante des personnes blessées. Les néons du club déformaient un peu plus son visage. Elle avait à la main une bouteille, peut-être bien du vin, et elle était en robe de soirée et en talons aiguilles. Pourquoi ?
– Tu es une personne horrible.
Ionas soupira à nouveau, se retourna vers les filles avec lesquelles il avait envie de passer la soirée.
– Allons-y, mesdemoiselles.
– Tu es horrible ! cracha-t-elle avec son petit accent turc.
Ionas ne répondit pas.
– T’es qu’un menteur, Ionas, un salopard de menteur ! Sale menteur !
Entouré par sa compagnie de la nuit, Ionas entra dans le club. Probablement qu’Helena s’effondra sur le trottoir, avec sa bouteille de vin.
Helena. Ionas l’avait trouvée par hasard. Son père était barman du côté turque de l’île, alors il s’était peut-être cru en sécurité en empruntant de l’argent à des créanciers du côté grec. Ça avait été une somme dérisoire, comme d’habitude. Les gens ordinaires n’avaient jamais besoin de plus de quatre zéros. Seulement il l’avait emprunté aux Vasilis, le père de Ionas avait été ce créancier du côté grec de l’île. Par chance pour le barman, son bar finit par avoir du succès, et il réussit à rembourser avec les intérêts. Même si au début il avait fallut lui faire un peu peur, apparemment. Ionas ne s’était pas occupé de cette affaire du tout. Il ne s’occupait de rien à vrai dire, parfois on lui mettait dans les mains des dettes à aller ramasser avec les gars, parce qu’il était le fils du patron. Comme s’ils avaient une quelconque importance, comme s’ils n’étaient pas de minables petits huissiers qui jouaient à la mafia.
Bref, Helena. Ionas l’avait rencontrée lors d’un dîner entre leurs pères, une fois la créance réglée. Ils étaient allez dans un restaurant qui se voulait chic sans ses rêves les plus fous et il y avait eu une ambiance de malaise profonde. Ionas savait pourquoi il était là et pourquoi se dîner avait lieu, mais Helena pas, à ce qui lui sembla alors. Elle ne demanda jamais alors il ne le lui dit pas.
Helena était intelligente, alors Ionas s’intéressa à elle. Elle avait des attentes, des projets. Et puis elle était belle. Elle s’imagina toute seule qu’ils formaient un couple modèle. Ionas la laissa croire parce qu’il s’en fichait, il ne lui dit rien.
Il ne lui dit rien non plus quand il se lassa d’elle. Elle était belle et intelligente mais ce n’était pas ce qu’il voulait. Ils ne vivaient pas du même côté de la frontière. Ils ne se virent pas pendant plusieurs semaines, et lui vivait vite. C’était déjà de l’histoire ancienne quand elle réapparu dans sa vie pour le découvrir.
Helena. Elle commença à le suivre pour lui faire des scènes partout où elle pouvait le confronter.
*** C’était un bâtiment près du port. Il y avait cette odeur de métal froid et humide, d’iode, il y avait cette vielle peinture blanche qui s’effritait par-dessus la rouille. C’était le quartier général de l’entreprise familial Vasilis. C’était la forteresse de l’empire, avec une vue sur les quais de marchandise. Une sorte d’ancien entrepôt, avec un bureau à l’étage.
Ionas était supposé prendre la suite de son père, comme lui-même celle de son père. Seulement voilà. Il n’était pas doué pour ça. N’importe qui pouvait faire signer un contrat aux closes ridiculement injustes à des personnes désespérées mais pour récupérer tous les mois il fallait des compétences spécifiques. Être inquiétant, savoir menacer, savoir faire éventuellement un peu mal. Courir vite. Ionas ne courait pas vite.
Rien qu’aujourd’hui, il avait du aller voir un certain M. Nikos, un drogué notoire qui avait emprunté pour dieu savait quoi – mais probablement pouvoir subvenir à son manque. Nikos avait des problèmes de délai assez importants mais il finissait toujours par trouver ses mensualités quelque part. Cette visite-ci aurait du être celle de la collecte, vraiment pas quelque chose de compliqué, alors on avait envoyé Ionas avec les gars, on lui avait donné pour consigne d’être celui qui parlerait et celui qui prendrait l’argent. De tout faire quoi.
Et il avait raté. Nikos s’était enfuit en courant. Le plus affligeant était que Nikos ne courait pas vite non plus, mais il avait écrasé une bouteille sur la tête de Ionas avant de s’enfuir pour s’assurer que lui ne coure pas du tout. Dans l’absolu, ce n’était pas de la faute de Ionas si on l’assommait pour s’enfuir, mais ça se passait toujours comme ça. Son père lui avait expliqué – avait vociféré de rage – ça comme un corps unique : il fallait faire front comme un bloc, comme un mur, et dans un mur s’il y avait une seule brique faible, rien de tenait.
Ionas ne se considérait pas comme une brique faible. Ni comme une brique forte, la brique c’était son père. Ionas voulait juste être libre, seulement toutes ces briques à ses chevilles l’empêchaient de s’envoler.
Il se prit presque une raclée. Pas physique, son père ne le frappait pas, mais ça ne s’appelait plus réprimander, à ce niveau. Et quand il put enfin sortir de ce tout petit bureau à l’étage, dans lequel le moindre cri devenait une claque, elle était là. Elle avait encore réussi à s’inviter.
Helena.
Elle l’attendait en bas, dans la partie entrepôt, dans sa voiture, assise en passager. C’était une décapotable, alors pas vraiment besoin de fermer les portières, elle n’avait probablement même pas eu besoin de passer par-dessus.
– Dégage, Helena.
Elle ne bougea même pas, si elle ne le suivait pas des yeux elle aurait été une poupée de porcelaine. Il venait d’y avoir assez de cris, pas question qu’elle aussi se mette à hurler.
– Sérieusement, sort de ma voiture.
Elle ne bougea pas, alors il monta et démarra, il roula, il sorti de l’entrepôt. Elle ne parla pas, lui non plus. Il conduisait vite, mais il n’y avait personne sur cette petite route qu’il empruntait. Il fit grimper à sa voiture les côtes jusqu’à la falaise, et là, au grand virage, il s’arrêta.
– Descends.
– Non.
Alors qu’il se pencha pour ouvrir sa portière par-dessus elle, elle agrippa son bras.
– Qu’est-ce que ça fait, pour un petit menteur, de se faire engueuler à cause de la vérité ?
Il suspendit tout mouvement. Il ne comprenait pas. Ils se regardèrent et tout ce que vit Ionas fut la haine. Helena n’avait même plus de visage, elle était simple haine.
– T’as pas menti, là, tu t’es écrasé devant ton papa, hein ?
Ionas essaya de récupérer son bras, mais elle s’y agrippait comme une harpie aurait planté ses serre dans un morceau de viande, alors il le secoua, de moins en moins doucement, jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus le tenir. Là il finit son geste initial, ouvrir la portière, et la poussa hors de la voiture.
Elle tomba.
– T’es qu’un minable, Ionas ! Tu vaux rien ! T’as rien à l’intérieur, une coquille vide, c’est tout !
Et voilà, elle criait, elle hurlait avec sa haine à la place du visage et son verre coupé à la place de la voix. Ionas referma sa portière et redémarra, repartit. Il roula. Il roula plusieurs heures, il tourna en rond pour se donner l’illusion de s’évader, se posa à l’autre bout de la falaise pour s’imaginer s’envoler. Il se sentait à l’étroit, coincé sur cette île comme un naufragé.
Il venait souvent là pour voir ce qui valait qu’on appelle son enfer un paradis. D’ici, il voyait. La mer azur et transparente, la pierre si claire qu’elle devenait, les plantes multicolores et agressives. C’était beau, mais comme l’aurait été un piège à loup en or. Ionas ne savait pas où était sa mère, il ne savait pas si elle était partie ou morte, mais quand il était petit, elle l’emmenait du côté paradisiaque et jouait avec lui dans un endroit qui ressemblait un peu au pied de cette falaise. Elle avait une grande tasse en verre, elle la plongeait dans l’eau de mer pour la remplir, mi eau mi sable, et elle disait que c’était leur océan à eux.
Ionas préférait penser qu’elle était morte. Sinon, elle serait partie sans lui.
***Helena.
Elle était là, encore. Sauf que cette fois elle avait un flingue. Peut-être qu’elle avait toujours été cette hystérique armée et criant avec une voix suraigüe, peut-être que Ionas ne le voyais que maintenant. Maintenant, quand son maquillage tombait, quand on voyait la harpie, la folle. Elle avait été très belle, et intelligente. A quoi avait-elle sacrifié sa beauté ? Elle criait qu’elle l’aimait et que lui n’avait rien à la place du cœur. Helena, si c’est ça l’amour, c’est une maladie. Elle criait qu’aimer, c’était impossible pour lui, qu’il lui avait dit qu’il l’aimait et qu’il avait menti. Ionas n’avait jamais dit qu’il l’aimait, parce qu’il ne l’avait jamais aimée.
Il était terrorisé. Pas par elle, pas par le pistolet, mais par la combinaison des deux. Elle allait le tuer, il en était certain, elle le lui avait tellement promis. Elle était en larme, déchirée, brisée, et elle avait une arme. Il allait mourir parce qu’elle allait le tuer. Il était tétanisé, il n’arrivait même pas à lui répondre. Elle finit par arrêter de crier, quand un rire glaçant traversa sa bouche.
– Tu ne mens plus, là, prononça-t-elle d’une voix presque désincarnée.
Elle le pointa avec le canon de son arme.
– Tu ne ressens rien pas vrai ?
– Tu es folle, parvint-il enfin à murmurer.
– Quoi ?!
De toute façon elle allait le tuer.
– Tu es folle ! Tu es malade et hystérique, tu devrais te faire soigner au lieu de t’inventer un passé !
– Menteur menteur menteur ! Tu SAIS que tu mens !
– Non, c’est toi, tu délires !
Elle secoua la tête avec lassitude.
– Tu ne ressens rien. RIEN, RIEN.
Elle le tenait toujours en joug.
– ALORS JE VAIS TE FAIRE RESSENTIR.
Elle retourna l’arme contre sa poitrine et tira. Ionas eut les jambes coupées net. Helena tomba.
– T’es folle, t’es complètement folle, cria-t-il, mais elle était morte alors il n’eut jamais de réponse.
Il se mit à trembler de tous ses membres. Elle était morte, une énorme bouche souriait dans sa poitrine et vomissait du sang comme par litres. Elle était morte. Elle s’était tuée. Il n’arrivait plus à respirer. Elle était vivante et puis elle… un cadavre… Il eut la nausée, il écrasa sa main sur sa bouche et s’enfuit. Elle était folle. Elle s’était tuée. Elle n’était plus.
C’était le milieu de la nuit, l’air était étouffant. Ionas ne savait plus ce qu’il faisait. Il se retrouva dans l’entrepôt de son père sans comprendre pourquoi elle ne l’avait pas tué. Il se retrouva à conduire en revoyant son flingue passer de lui à elle. Elle avait eut une posture étrange pour tirer, tout sauf naturelle. Elle s’était tuée. Ionas n’en était pas sûr mais il lui semblait qu’en fait elle n’était pas encore tout à fait morte quand il était parti.
Il pleurait d’horreur.
Il fit grimper à sa voiture les côtes jusqu’à la falaise, et là, au grand virage
…en fait si. Elle l’avait tué. Les freins ne répondirent pas. La voiture quitta la route. Ionas s’envola finalement.