Pan-Pan se lève très très tôt le matin, dès que le couvre-feu est fini, si bien que parfois le soleil n'a même pas passé l'horizon. Elle se lave toujours sommairement, sauf les cheveux parce qu'elle les aime beaucoup et qu'elle se rappelle des caresses tendres le long de ses tresses faites avec amour. Quand ses robes puent, elle demande à ce qu'on les nettoie parce qu'elle ne sait pas comment faire, et elle rend service en échange. Au début c'était difficile, cependant la dame qui nettoie ses robes possède un beau sourire, un regard chaleureux, mais surtout une voix et des gestes très doux qui parviennent à rassurer Pan-Pan. Le reste de la journée, la fillette le passe à travailler un peu avec les animaux, confectionner ses bijoux, observer les gens de loin, aller à la bibliothèque de la citadelle en se téléportant ou bien voyager un peu pour (re)découvrir les lieux.

Ce matin-là très tôt, Pan-Pan a songé à L'Éphémère et a souhaité le voir dans toute sa splendeur du lever du soleil. Alors la petite fille s'est habillée rapidement, a pris un couteau et un cutter avant de sortir et a marché jusqu'à la station de dématérialisation d'Eraclae en rasant les murs. Elle n'a pas croisé grand monde, seulement des gens qui partaient travailler dans la campagne environnant la ville.

Une fois arrivée, elle a regardé la station avec crainte parce qu'elle lui connaît les effets secondaires. Le peu d'assurance qu'elle possédait s'évapore dans un soupir anxieux. Elle essaie en vain de se rassurer en soufflant dans sa tête des paroles auxquelles elle ne croit même pas.
Le mieux qu'elle puisse faire est de rentrer très vite dans la station, choisir sa destination et fermer les yeux au moment de confirmer. Mais  l'impression que le monde se met à tourner très vite la frappe de plein fouet, un violent tournis lui prend et c'est le sol qui la réceptionne sans douceur. Pire encore que l'effet physique, l'angoisse monte sournoisement et l'incite à se relever maladroitement pour s'éloigner précipitamment de la station parce qu'elle sent complètement sans défense. Elle a peur qu'on vienne l'agresser et qu'elle ne puisse même pas sortir son couteau tant ses mains tremblent. Elle s'appuie sur un mur et le longe en respirant très fort, la gorge nouée et l'estomac mécontent. Oh non, oh non non, elle ne veut pas vomir. Beurk c'est horrible de vomir, c'est sale, ça pue, c'est dégoûtant. Du coup, elle respire encore plus fort et se retient de toutes ses forces parce qu'il est juste hors de question de vomir, elle ne refuse de tacher le par-terre, elle craint qu'on la fixe d'un air répugné et qu'on se dise « regardez-moi donc cette gosse qui dégueulasse le pavé » oh ça non elle ne veut surtout pas se faire remarquer.
Allez pitié pitié pitié ne vomis pas ne vomis pas en plus tu n'es pas malade c'est juste un effet de la téléportation tu n'as pas besoin de vomir ça servira à rien en plus tu n'as rien dans le ventre tu n'as même pas mangé avant de partir ne vomis pas ne vomis pas…

Elle se dit que rester là, debout, courbée, appuyée sur le mur, ça ne sert à rien. Elle est capable de marcher alors elle marche vers le fleuve dans l'obscurité de l'aube, le ventre retourné et le regard malade, toujours en rasant les murs, toujours en respirant très fort. Elle se concentre sur les pierres sous ses doigts et le son de ses souliers sur le pavé et déjà les nausées commencent à peine à diminuer.

C'est toujours comme ça, elle souffre toujours d'effets secondaires quand elle passe par la station de dématérialisation ; mais quelquefois c'est affreux, quelquefois son corps veut marquer le coup et lui faire clairement comprendre qu'il n'aime pas ça du tout, alors les nausées s'accompagnent de douleurs dans la zone des cervicales et d'une angoisse montante parce que Pan-Pan n'aime pas être malade hors de chez elle. Il faut respirer, Pan-Pan, respire, respire, ton corps va très bien, il est juste capricieux, alors respire. Concentre-toi sur les défauts des murs, les petites bosses de quelques surfaces en crépis, là là, et sur la dureté du sol à travers tes semelles, le petit bruit discret de tes pas retenus. Tes yeux sont ouverts mais ils ne voient plus, tu confectionnes ta petite bulle de sensations, bulle de petits sons, bulle de protection.
Et tu ne ressens plus les râles de ton corps.

Elle est utile cette bulle, elle lui permet de vider son esprit et de se couper du monde. Elle lui permet de prendre de la distance avec la douleur, de tourner le dos à l'angoisse sans avoir peur, de fermer les yeux sans craindre de tomber. Dehors tous ses problèmes, ici le silence et le calme absolus avec juste son cœur et sa respiration qui ralentissent. C'est comme si elle était plongée dans de l'eau, protégée par la hache des os de son crâne, abritée, préservée.
Un soupir. Elle commence enfin à aller mieux.

Mais une main maladroite s'insère dans son champ de vision, elle s'approche de la bulle sans la voir et d'un geste maladroit la fait éclater. S'écarquillent les paupières, se dilatent les pupilles, se figent les vertèbres. Le souffle coupé, tout début d'accalmie stupidement déchiré, la fillette fixe le fâcheux malvenu. Dans son regard mélange de surprise, de crainte, de colère. Que fais-tu là, toi l'étranger, toi venu beaucoup trop tôt, souriant mais agressif, altruiste mais malfaisant, que viens-tu faire ici ?

— Non ! s'exclame-t-elle dans un mouvement de recul. Son épaules légèrement voûtées, son avant-bras lancé en avant dans un geste bouclier, son autre main se rapprochant de l'étui de son couteau, une jambe en avant l'autre en recul, et ce regard antipathique ; tout exprime le rejet, souligne le refus et hurle un va-t-en rempli d'angoisse. Petit lapin craintif aux mignonnes pattes pourvues de griffes qui sous l'adrénaline sont prêtes à frapper, frapper fort.

Dans ce flot d'émotions se sont noyées les nausées.

Les nausées sont de petits diablotins qui sautent et rebondissent en gloussant de leur petit rire dément ; de petites créatures rougeâtres incapable de résister à la cascade d'émotions qui s'abat sur eux, les éclate et en emporte les morceaux.
La surprise d'abord, quand éclate la bulle, une main trop proche, le dur retour à la réalité, une voix qui s'insinue dans ses oreilles. Ainsi pris sur le fait, le lapin sursaute, recule, lance ce terrible regard à l'intrus tandis que sa main s'approche déjà de sa lame, prête à trancher. D'où vient cette tactique inconsciente qui consiste à attaquer l'ennemi avant lui, usant ainsi du revers de l'effet de surprise ?
Mais dans la peur, celle d'être agressée, celle de ne pas réagir assez vite durant ces longues secondes durant lesquelles elle essaie de considérer la situation malgré l'adrénaline qui palpite contre ses tempes. Si bien qu'elle se prépare déjà mentalement, elle lève un bras qui peut servir de bouclier, sait-on jamais…
Au cas où…

Paniquer, paniquer, tout dans son être veut paniquer, elle en tremble. Paniquer, son cœur bombarde sa poitrine et difficile devient la simple action de penser. Paniquer, bouche entrouverte pour permettre à l'air de mieux circuler au travers de respirations courtes. Paniquer, pour faire jaillir la lame et frapper, paniquer, pour hurler, paniquer, pour tuer, paniquer, pour fuir.

Au cas où quoi ?
Elle remarque que l'étranger, coupable d'intrusion, est largement angoissé également. Son visage comme un livre ouvert exprime la terreur dans son œil, terreur dans sa voix, terreur dans sa salive, terreur dans son corps.
Terrorisé par elle.

Des larmes emplissent ses paupières tandis que ses épaules retombent un peu. C'est la première fois qu'un miroir tombe du ciel dans un tel fracas pour se planter devant elle et refléter l'horreur – non pas celle qu'elle ressent mais celle qu'elle inspire.
Elle ne sait pas quoi en penser, elle ne sait même pas si c'est bien ou mal.
Mais c'est choquant.
Parce qu'elle n'est rien, Pan-Pan, elle n'est rien qu'une coque creuse, un corps d'enfant sans l'enfant, vidé de son essence première pour un paradis mensonger. Quelque part, elle aimerait bien se sentir vide et ne plus vraiment ressentir d'émotions si ce n'est ce vide. Ce serait terne, ce serait gris, ce serait triste, mais elle ne souffrirait pas. Mais le paradis se veut infernal, il veut l'angoisser, il veut l'horrifier, ce paradis n'est pas beau, ce paradis n'en est un que de nom.
Pan-Pan aurait préféré mourir.
Mais ici, la mort est interdite, chacun est condamné à l'enfer éternel déguisé en Éden. Au lieu de ciel noir et de flammes, des nuages blancs dans une large étendue pastel surplombant une herbe verte et fraîche. Mais les brûlures se font ; à l'intérieur – éventuellement elles prennent vie et vagabondent.
Pan-Pan aurait tellement préféré mourir…

Les larmes débordent de ses paupières et s'écoulent sur ses joues. Ces brûlures sont insupportables mais les sanglots ne viennent pas, réduisant au silence la peine qui inonde le visage de la fillette.
— Pardon, murmure-t-elle dans un souffle.
Son nez picote.
— C'est Pan-Pan.
C'est Pan-Pan qui pleure, c'est Pan-Pan qui a le nez qui coule, c'est Pan-Pan qui tremble, c'est Pan-Pan qui n'a plus de voix – juste son souffle.
— Je venais voir les rives… aux premières lueurs.
Par automatisme elle poursuit les couleurs.