« Peste et demie »
/!\ Symphonie ne se rappelle pas vraiment de sa vie d'avant, même si j'écris à la première personne. Et. Je vais très certainement écrire des tartines nazes. Ok. Merci. Paillettes. :TRESBIEN: /!\
J'étouffe un soupire discret. Un rire enfantin. Je trouve du bonheur et de l'amusement dans ces milles marches en marbre. Je sautille allègrement. Do. Re. Mi. Fa. Sol. La. Si. Do. C'est un piano. Un violon. Des notes silencieuses qui forment une mélodie. Un saut à pied joint pour une noire. À cloche-pied pour une croche. Une arabesque pour une blanche. Un battement de cil pour un silence. Je récite ma gamme et compose. La main sur la rambarde. Des musiques. Je passe de do majeur à la mineur. Armure à la clef. Je joue des chansons joyeuses ou tristes. J'exprime mes passions. Je virevolte. Mi bémol. Je pleure en silence la solitude qui m'étreint le coeur. Car c'est ainsi que je vis. Dans le silence d'une maison de marbre. Dans le froid d'une forteresse de solitude. Gigantesque prison qui étouffe mon enfance et mon innocence. Je ne crois déjà plus aux contes de fées mais shhhhh... C'est un secret.
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Je relis silencieusement le mot posé sur la table. Ma mère est partie consulter les étoiles d'Irma et mon père... Mon père cela fait déjà longtemps qu'il m'aime depuis son bureau. Coincé en haut d'une tour. Ce n'est pas leur absence qui me met en joie mais ce post-scriptum élégant, glissé astucieusement en bas de la carte.
Ps;
Nous seront là ce soir pour te voir gagner au concours. Je bondis. Sers le petit mot contre mon coeur.
- Marita! Allons préparer ma robe. Tu veux bien? Je n'attends pas. Je cours. Mes jupons de petite fille sage volent. Et mon sourire. Mon sourire illuminait mon visage. J'exprimais cette boule de bonheur ainsi. Ce sont ces mots, substitues froids d'étreintes et de baisers qui m'apportent du réconfort. Et qui, à eux seuls savent ranimer cet éclat de rire mort né dans ma gorge qui refuse de s'exprimer habituellement de peur de ne trouver une oreille pour s'y loger. Je grimpe les marches quatre à quatre. J'ignore les protestations et l'indignation de ma nourrice. Rien ne pourrait dompter cette joie intense et ce bonheur. Rien ni personne. Je pousse la lourde porte et accourt. Je vais jusqu'à mon lit et sert fort l'étui sombre. Cet instrument je le chéri. Plus que ma vie. Car il est mon seul lien. Comme un cordon. Celui entre les miens et la musique. Un prétexte tout trouvé au caprice. Mon violon. Ma musique. Je vie. J'aspire à retrouver sur le visage sérieux de mes géniteurs une trace, un minuscule éclat de fierté. D'amour. Contre un trophée.
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Mes doigts virevoltent doucement du Paganini. C'est un caprice. Le numéro 4. Je ferme les yeux. Pince les cordes. Pizzicatos. Je souffre à mesure que les mesures se terminent et s'enchaînent. C'est une performance. Un tour de force pour une fillette de mon âge. Et Paganini m'emporte dans ses notes. Et je valse. Sur mille temps. C'est comme une course. Un relai sans cesse attrapé par la même personne. Encore et encore. Mon menton sur l'instrument et les crins tendus qui lui arrachent des fantaisies. J'ouvre de temps à autre les yeux pour vérifier le placement de mes doigts. Et les notes. Les notes. Elles défilent. Résonnent avec force. Sans le grand piano pour les accompagner. Elles se suffisent à elles seules. Elles m'imposent. Elles me tuent. Indépendantes et fières elles s'échappent. Essaient de me filer entre les doigts. Je suis comme à bout de souffle et ma main gauche en peine. Les notes. Les notes. Rapides. Toujours. Plus. Impatientes et tyranniques. C'est moi leur instrument. Finalement. Et dépassé vingt je n'en menais pas large. Mais. Après tout. Telle est la fourberie de Niccolò. De ses vingt-quatre caprices.D'Andante à Quasi-Presto. Je souffre. Je souffre. Je ris. Légère. Jamais plus heureuse qu'avec un violon. J'adore le défi que la musique me lance. Et j'en rirai presque si je n'avais pas tant envie de pleurer sur la difficulté. La dernière nuance. Dernière note. L'archer s'arrête. J'exulte. Je suis en vie. Applaudissez. Car c'est tout ce que je mérite.
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- Je hais la médiocrité, Elle.Je reçois la remarque douloureuse. Mon coeur se déchire. Et le pire. C'est cette haine que je vois sur le visage de pierre de mon père. La pitié sur celui de ma mère. L'impassibilité sur celui de ma nourrice. Cette deuxième place obtenue me fait étouffer. Je plisse les doigts. Mon certificat se chiffonne. Mes lèvres tremblotent alors que mes iris dans celles de mon père, sont figées. Je n'avais rien espéré. Rien. Tout. Mais pas ce mépris. Je voulais qu'ils soient fiers. Qu'ils comprennent. Qu'ils ressentent tout ce que j'avais mis de coeur dans mes caprices. Qu'ils esquissent une tendresse. Même avec maladresse et retenu. Comme à leur habitude. L'injustice me tord les tripes. Je ressens le besoin de me justifier. De protester. Je meurs pour un sourire, ne le comprenez-vous pas?
- Mais ce n'est pas ma faute! La japonaise a commencé le violon bien avant moi et la difficulté du morceau que j'ai exé-- Donc. Tu penses que ta défaite est acceptable? Cela suffit. Je n'assisterai pas à ta prochaine représentation. Ta mère non plus. Il s'en va. Sans me donner le bouquet de fleur. Ces lilas et ces lys que j'aime tant. J'ai le réflexe de me tourner. De faire un pas dans leur direction. Juste à temps pour le voir remettre les fleurs à la japonaise qui avait interprété une campanella et raflé la première place. Je reste immobile. Abasourdie. Je veux pleurer. Je veux hurler. J'ai l'impression de manquer d'air. Mon géniteur s'approche. De nouveau. Je sers plus mes poings. J'en ai mal aux phalanges. Je fixe mes souliers cirés. Les yeux grands ouverts. Les dents serrées. Gorge douloureuse. J'ai la fierté de retenir mes larmes jusqu'au bout.
- Elle. Je veux que tu penses à ce que tu aurais pu faire pour gagner. Je n'ai pas le courage de regarder son dos s'éloigner. Je chiffonne plus encore mes piètres résultats. Et la carte. Celle qu'ils avaient pris la peine de me laisser. Je la laisse tomber. Je relève la tête et fixe l'asiatique. Haineuse.
La prochaine fois. Je t'écraserai._____________________________
Je ressens le besoin impérieux de jouer. Encore et encore. Je veux faire saigner mes doigts. L'humiliation ressentie aujourd'hui me tanne la peau et les os. Je rejoue. Encore et encore. Le même morceau. Mes cordes souffrent mon coeur. Plus précis. Plus lié. Plus décisive. Je me sermonne. Me fait recommencer. Encore et encore. Avec véhémence. Je repense aux rythmes. Repense à l'ensemble. À chacune des notes sur la partition. Je veux les ressentir jusque dans mes muscles. Rendre les nuances plus belles. Nettes. Perfection. Perfection. Perfection. Je rage contre mes erreurs. Mes maladresses. Mon poignet souffre. J'expire ma frustration. Je hais la médiocrité. Je hais la médiocrité. Je hais la médiocrité.
Mon coeur hurle. L'instrument bat dans ma gorge. Une corde se casse. Quelque chose en moi se brise.
Et j'ai bien peur qu'il ne s'agisse de mon coeur. De ce qu'il restait de précieux et d'enfantin.
Je hais la médiocrité, Elle. _____________________________
- Comment cela se passe, à l'école, Elle?Je dépose doucement la cuillère en argent dans le plat, je ravalais ma surprise et déglutissais difficilement ma soupe. Je relève la tête. Capte l'attention de mon paternel. C'était la première fois que nous dinions à trois, sur cette table en bois verni. Il semble, finalement, que ce charmant dîner n'était qu'un prétexte. Une mascarade. Ses yeux anthracites étaient rivés sur mon visage. Avec insistance. Je savais qu'il ne se contenterait pas d'une demi-réponse.
-
Très bien, père. J'ai les meilleurs résultats de toute la classe.Je soutiens son regard et lui adresse un sourire indolent. Je me demandais si cette réponse allait lui convenir. Je n'avais pas d'autres choses à dire. De toute façon. J'inspire, la gorge un peu nouée par l'anxiété. Il savait appesantir l'air, par l'intensité de son regard. Et, si j'avais bien peur d'une chose s'était de l'avoir déçu de nouveau. Il n'était pas indulgent.
- Bien. Est-ce que tu t'entends bien avec tes camarades de classe? Je roule des yeux. Soudain excédée par la discussion. Je retiens un soupire entre mes lèvres. Je fais mine de m'essuyer les coins de ma bouche pour masquer la grimace naissante qui voulait exprimer mon agacement.
- À merveille.- Ton professeur pense que tes camarades de classe t'ignorent et-- Oh. Je t'en prie Père! Je n'aime simplement pas me mêler à ces... Simples d'esprit. Je laissais retomber ma serviette sur la table, rivée sur le visage fermé de mon père. Je lisais dans ses yeux toute sa colère. Il n'appréciait pas qu'on lui coupe la parole. Je n'en avais cure. Une étincelle rebelle dans les yeux je laissais apparaître un sourire insolent.
- Ils sont... Bovins et stupides... Ne connaissent rien à la musique. Se complaisent dans leur ignorance. Les garçons me regardent avec des yeux bovins. Les filles paradent, dindons engoncés dans leur robes griffés. Disgracieux. Bruyants. Médiocres. Vulgaires. Gauches. Primitifs. Je n'aime pas perdre mon temps, Père et ces rituels sociaux m'ennuient profondément.Je soupire en repensant à la remarque de mon géniteur. Je savais néanmoins que, la responsable de cette discussion surréaliste était ma professeur principal. Son inquiétude commençait à friser le ridicule. Ce n'est pas parce que je ne parlais avec personne que j'étais ignorée... Au contraire. Je préfère ma compagnie à celle des autres. Était-ce si dérangeant?
- J'ignore cette ménagerie pour me concentrer sur mon travail et mes études n'est-ce pas suffisant? Si je devais me mêler à... Ces autres... Je ne suis pas certaine de pouvoir retenir mes mots. J'avais aussi très peur de régresser, mais cela je me retenais de l'avouer. Je voyais bien que mon père n'appréciait pas mon attitude. Ma mère elle, était rouge. Je regrettais ma franchise. Peut-être aurait-il mieux valu raconter l'inverse... Mais ma fierté palpitait trop fort à mes tempes. Je ne voulais pas susciter la pitié.
- Depuis quand es-tu aussi condescendante, Elle? Tu me feras le plaisir de corriger ton attitude et de t'ouvrir à tes camarades. Tu peux te lever de table et t'en aller.Je me relevais. D'un coup. Les yeux froncés. Je fixais mon entrée, froide à présent, que j'avais à peine touché. Mon ventre contestait fortement cette décision injuste.
- Ma-- Es-tu devenue sourde ?- Très bien... Très bien!Je quittais la pièce. Sans attendre en claquant la porte.
Qui a dit qu'il était facile d'être adolescent?
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Je me brossais les cheveux devant la coiffeuse. Blonds, ils m'arrivaient jusqu'à la taille. On ne peut pas dire que ce soit la coquetterie qui me caractérise le mieux. Pourtant, j'ai toujours aimé prendre soin de mes mèches blondes et de mes mains. J'aimais les brosser avec délicatesse en comptant jusqu'à cent. Matin et soir. J'aimais y passer des huiles pour les entretenir. De la racine jusqu'à la pointe. Cela me rappelait le temps où ma mère passait dans ma chambre pour mes les brosser, en m'envoyant des sourires chaleureux via le miroir ovale de la coiffeuse. Mais c'était avant.
Avant qu'on ne lui diagnostic une légère... Dépression qu'elle noyait en papillonnant de salon de voyance et salon de voyance. Doublé d'un sévère trouble de l'attention. Moi. J'ai toujours remarqué qu'elle avait un peu de mal à se concentrer sur les choses. Qu'elle ne pensait pas toujours comme tout le monde. Mais. Ça n'avait jamais été grave. Préoccupant. Ses fantaisies je les trouvais merveilleuses. Quand. À cinq ans on jouait à interpréter des chansons sur le grand escalier en marbre. Et ce n'était pas grave si on tombait parfois. Et. Peut-être que j'aurai préféré que père ne l'envoie jamais se faire soigner. Parce que. Depuis qu'elle était revenue avec un traitement journalier elle était.... Différente. Je repose la brosse dans un soupire.
- Le savais-tu Marita? Les personnes limitées sont effrayées par le génie. Ils font la mauvaise tête et aiment excuser leur médiocrité en les stigmatisant. Je me relève et me retourne pour marcher vers le centre de la pièce. Je me pavane, dans mon costume royal. Je tournois sur moi-même et étire un sourire radieux. Mon dieu. Je suis si belle. La meilleure des Isolde. Mère ne manquera pas de m'en faire la réflexion. Et peut-être même m'offrira-t-elle un baiser sur le front. Mes joues en rosissent de plaisir et de joie. Je prends une aspiration et je fixe l'acariâtre Marita.
- On m'a dit "Ce n'est pas juste! Tu es si douée pour le violon ça ne te suffit pas?! Il faut que tu me voles mon rôle! Mes chansons! C'est injuste! Tout te viens si naturellement! Tu es égoïste!" Soufflais-je en minaudant, en imitant les cris courroucés de la première interprète, après une seconde audition impromptue que j'avais réclamé. À qui j'avais "volé" un rôle dans un opéra de Wagner.
- Sais-tu ce que j'ai fais? J'ai ri. Si fort. Et je lui ai rétorqué en souriant "Hélas! Très chère! Ce n'est pas une question de justice... Mais une différence de talent. Tu places si mal tes respirations. Ta voix grince quand tu essaies d'agripper les notes les plus hautes... Retourne donc travailler sur tes erreurs petit corbeau. Qui sait? La prochaine fois cela passera?" Et je suis partie.Je ris. Plus encore. S'ils savaient les nuits que je passe à perfectionner mes chants. À abîmer mes yeux sur les partitions. Ils arrêteraient sans doute de crier au génie et finiraient par reconnaitre mes efforts. Cela me plaît malheureusement trop d'être prise comme tel, alors je cultive mon secret et mes prédispositions naturelles pour ces deux disciplines artistiques pour entretenir le "mythe". Du reste. Ils n'avaient pas totalement tord. J'avais des... "Facilitées". Peut-être plus que d'autres. Mais pas assez hélas pour me permettre de négliger mes arts.
- Eh bien. Tu ne dis rien? Tu n'as donc... Tellement rien à me dire? Ne me féliciteras-tu donc pas? Tu peux me sermonner si cela te chantes. Allons! Parles! Je fixe ma vieille nourrisse, droite et terne. Il me semble qu'elle a pris plus d'années depuis mon dix-huitième anniversaire. Elle n'avait jamais été très loquace, mais elle s'était toujours tenue derrière moi. Le visage figé. Nulle trace de bienveillance. De gentillesse. À peine quelques désapprobations cachées dans les rides tendres aux coin de ses yeux. Fidèle comme une ombre. Toute aussi silencieuse. Je soupire, agacée, et fait claquer ma langue tout contre mon palais.
- Je t'ordonne de répondre!Je fronce les sourcils. Menaçante. Elle s'anime. Lentement. Subtilement. Sa tête dodeline un peu et sa bouche croisse doucement.
- Vous ne pouvez pas vous rendre au cimetière ainsi vêtue Madem-- SILENCE. Je ne veux rien entendre. Je rugis. Secoue frénétiquement la tête. Je n'étais pas prête. Je ne pouvais pas entendre cela. Pas maintenant. Je comble la distance que j'avais parcouru et attrape ma brosse à cheveux sur la coiffeuse. D'un geste rageur je lui jette. Droit sur la figure. Je n'attends pas de savoir si elle va réussir à atteindre sa cible. J'avance vers elle, les sourcils froncés. Mes tempes palpitent douloureusement et mes yeux picotent.
- Mère viendra me voir ce soir ! Elle l'a promis. Tu entends! Je hurle à présent. Les phalanges blanchies par ma colère. Vibrante. Brûlante. Je me sens trembler sous les assauts désespérés du chagrin. J'ai la gorge douloureuse. Le coeur au bord des lèvres. J'ai les yeux grands ouverts et fixés sur ma nourrice. Je veux contenir la vérité. Les larmes. Si elles se mettaient à couler maintenant... Tout serait perdu. Le présent s'envolera définitivement pour laisser place au passé. Cruel. Son regard perçant me démonte toute entière. Mes mots se meurent dans mon gosier. Mes protestations me semblent vaines. Mes lèvres tremblent. Si fort. Si fort. Me prendra-t-elle dans ses bras? Me donnera-t-elle des mots de réconfort? Marita s'anime de nouveau et m'offre un hochement de tête. Nulle trace de chaleur dans ce visage ridé. Rien. Je me mords les lèvres et j'attends sa sentence.
- Quelle pitié Mademoiselle. Quelle pitié. - LA FERME!Je lui offre un cri rageur et je m'effondre sur le sol. Mon corps tremblant semble avoir abandonné. Je n'ai plus rien de déchaîné. De puissant. De royal. D'effronté. D'arrogant. Ne reste plus que ma peine. Mon chagrin. Mes sanglots. Et le souvenir fugace du reflet d'un sourire.
Ne reste plus qu'une adulte amère.
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- Tu aimes dessiner Jakob? Je regardais le petit garçon. Blotti contre la baignoire. Il serrait fort entre ses bras un petit calepin. Je ne le connaissais pas beaucoup. Lui non plus ne connaissait pas. Très certainement. Nous ne nous étions jamais parlé. Et si la belle-soeur de mon père et son frère n'étaient pas mort quelque part entre le pacifique et l'Allemagne alors, nous ne nous serions jamais sans doute parlé.
-Esquisser. Peindre. Sculpter - Pardon ?- J'esquisse. Je peints. Je sculpte. Je fixe son visage. Il avait pris la peine de relever le menton pour me répondre. Sa lèvre, tremblotait, avec force. Ses yeux eux, me fixaient avec abnégation et courage. J'étais ébranlée. Fascinée par sa dualité. Mes mots de jeune adulte semblaient trop vide. Ma compassion trop hypocrite. Le creux de ses joues et les légers soubresauts de son corps me saisissaient. M'interpelaient toute entière. Son regard pourtant et sa mâchoire fiers semblaient m'interdire un geste. Si bien que je n'imaginais pas un seul instant lui tendre une main secourable. Sa peau basanée contrastait avec la mienne blanche et délicate. Cependant, au lieu de me rappeler celle du miel ambré, elle me donnait l'impression qu'il était taillé dans le granit anthracite. Que cet enfant, à peine âgé de cinq ans semblait bien décidé à porter fièrement le poids du monde et de sa peine entière et qu'il pouvait y arriver. Très certainement.
Je me redresse pour m'installer dans la baignoire, à mon tour. Il s'était blotti sous le robinet je pouvais donc que me tasser dans le fond. Et souffrir son regard. Je n'ai pas l'habitude d'offrir ma compassion. Ma compagnie. Non. Je n'en ai même jamais eu l'envie. Car j'ai bien trop souvent l'impression que, le commun des mortels ne la méritent pas. Et je ne dis pas cela par excès. Par narcissisme. Je sais bien que c'est difficile à croire, car mes manières hautaines et la stature haute que j'use en toute circonstance donnent cette image de moi. Simplement. Je ne peux converser avec ces êtres lambdas, j'ai la certitude, avant même d'avoir pu cligner des yeux une première fois, qu'ils ne pourraient pas comprendre. Qu'ils n'en valaient surtout pas la peine. Les minutes. Je vois à leur mains, à leur yeux qu'ils n'ont pas souffert leur instruments jusqu'au petit matin autant que moi. Qu'ils ne peuvent comprendre les douces nuances des morceaux jusque dans leur os. Qu'ils resteraient silencieux ou hypocrites si je me mettais à leur compter mes exploits. Mes premières places. J'aime à me vanter de la tessiture de ma voix. De l'agilité de mes doigts. De mes premiers rôles. Je fixe les mains abîmées du garçon. Ses ongles incrustés de glaise. La peinture sur son nez.
- Et. Est-ce que tu aimes ça?Il me décroche un regard furieux. Sa bouche se tord. À l'envers. Je ressens toute sa fierté. Toute sa morgue. Cette colère vibrante qu'il devait puiser de son chagrin.
- Je suis un génie. J'esquisse un sourire insolent. Je ne me sens pas forcément immature, à le provoquer de cette manière. Même pas un peu. Car j'avais le sentiment qu'il ne voulait pas qu'on le traite comme l'enfant qu'il était. J'admirais sa force de caractère.
- Oh... Un génie? Vraiment? J'ai du mal à y croire mon garçon. L'enfant se redresse. Concentré sur mon visage. Il ouvre son carnet rageur. S'arme d'un crayon. Il dessine. La lèvre toujours tremblante. Et. Ses phalanges sur le crayon semblaient blanchir. Je hausse un sourcil surpris. Je ne fais pas plus de commentaire, pourtant, je vois qu'il y met son coeur meurtri. Ses coups de crayons secs et décisifs me racontent des histoires. Et quand il fixe mon visage avec tant d'ardeur je ne peux remettre en question sa volonté. Je sais qu'il a abîmé ses petites menottes des jours et des nuits. Je lui offre presque instantanément mon respect. C'est ce qu'il préfèrerait sans doute à la compassion. Je le pensais en tout cas. Je ne connaissais pas mon oncle et ma tante assez. Ni même ce petit homme en devenir, pour en être certaine.
À l'étage de la grande maison familiale tout était plus calme qu'en bas. L'air était plus respirable. Pour moi comme pour lui. Sans doute. J'étais venue exprès pour assister à la veillée. En bas, tout le monde s'acharnait à faire bonne figure, une seule question en tête. "Mais qui s'occuperait de ce rejeton à la peau colorée?" Chez les Drummer, juifs de père en fils, rien ne ne comptait plus que les apparences. Et cette comédie funèbre en était la preuve. Personne ne voulait s'occuper de Jakob. Parce qu'il n'était pas assez. Assez blanc. Assez sage. Assez contrit. Assez poli. Il était tout juste ... Précoce. Si, j'avais entendu parlé de sa passion pour le dessin personne n'avait jamais rien mentionné sur son talent. Parce que personne ne s'était jamais intéressé au rejeton du mouton noir de la famille. Markus, feu le père de Jakob, avait épousé une call girl aux origines incertaine qu'il avait mis enceinte. Qui avait menacé Grand-Papy de traîner en justice et dans la boue le nom de la famille s'il ne la laissait pas rejoindre la famille. Et puis. De toute façon, le fautif était amoureux de la belle des rue. Alors. Grand-Papy a accepté. Mais a déshérité Markus. Gâché l'avenir de Jakob. Personne ne voulait hériter de cet enfant. Même pas moi. Non. Je n'avais pas de temps. Des opéras à chanter. Des morceaux à apprendre, ressentir, interpréter. Un avenir brillant tou-
- Voilà. T'es convaincue maintenant?Je tends les bras pour recevoir le carnet, mais le petit me le lance. Sans ménagement. Féroce. Fier. Je baisse les yeux sur le dessin et. À ce moment je sais ce que je dois faire.
- Eh. Jakob? Tu veux venir habiter à Vienne avec moi? - Hein?Et mes mots me semblent irréels, à moi aussi. Je savais pourtant qu'il fallait que je le fasse. Et que j'étais la seule à pouvoir le comprendre. Reconnaître le talent de cet enfant. Que si je laissais passer cette chance, alors, quelqu'un viendrait étouffer son talent dans l'oeuf.
- Est-ce que tu savais que j'étais un génie moi aussi?Il secoue la tête et récupère son calepin pour le serrer fort contre son coeur. Je le sens méfiant. Je le comprends. Je me fais patiente et lui accorde un sourire. Je voudrais qu'il comprenne que je suis sincère.
- Est-ce que t'es une... Une.. Pédophile, un truc comme ça?J'éclate de rire. Fort. Fort. Alors que lui se renfrogne plus encore.
- Non. Je veux t'offrir un toit. Et je te préviens que je suis sévère et chiante. Je plisse mes jambes et mes sourcils. Je ne sais pas comment formuler les choses. Je pourrai lui dire que le destin m'y pousse. Qu'il me fait penser à une version réduite de moi-même. Que je serai une mère de substitution plus compétente que n'importe qui. Que je ne voulais pas qu'il connaisse le froid et l'indifférence qui avaient bercé mon enfance. Je pourrai... Je m'emmêle un peu et déclare, maladroite.
- Je suis égoïste et je ne sais que préparer des steaks que j'accommode le plus souvent avec... Des pommes ou des oranges. Mais. Je te laisserai dessiner. Autant que tu veux. Tant que tu y mets ton coeur. Je ne t'ignorerai pas. Je rentrerai le soir pour te demander de me raconter ta journée. Tu m'écouteras chanter. Jouer. Tu me montreras tes dessins. Et. Je te respecterai. Plus que n'importe qui dans cette maison. Alors... J'humecte mes lèvres.
- Viendras-tu avec moi, à Vienne?Je lui tends ma main. Décidée. Le silence entre nous est pesant. Je le vois se tortiller. Avec ses pensées. Je le vois tenter de fuir mon regard. Je le suis. Sans faiblir. Il m'attrape les doigts, après une éternité. Il n'y avait plus de retour en arrière possible. Je ne sais pas si j'étais capable de l'aimer comme un fils, car l'amour est une chose étrange que j'ai trop peu éprouvé pour le promettre... Mais j'avais envie d'essayer. Au moins.
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- Qu'est-ce que tu fais encore fourré dans la baignoire?J'enjambais le rebord pour m'y installer. Encore. Cela faisait une semaine que nous étions à Vienne. Que j'étais devenue sa tutrice légale. Je me calais dans le fond, pour le regarder. Il avait bien supporté le voyage. N'avait pas bronché. Râlé. Il n'avait même pas pipé un mot depuis notre accord dans la salle de bain de la demeure familiale où s'était déroulé la veillée funéraire. Et c'était sans doute ce qui était le plus préoccupant.
Les genoux ramenés contre son sternum et les bras noués autour de ses jambes, il me fixait, presque piqué à vif. Comme s'il n'était pas content d'avoir été surpris. J'adopte la même position, à ceci près que je lui présentait un sourire chaleureux. Je ne savais pas quoi faire. Ou dire. La juge des enfants m'avait prévenu, après l'audience, qui fut du reste une simple formalité. Élever un enfant était un challenge. Cependant. Je ne m'étais pas défilé et j'avais espéré que cela se passerait bien... Juste. Comme ça.
Et. Au final cela ne se passait pas si mal ... Jakob semblait juste... Peiné. Ou triste. Ou... Peut être serait-il plus exacte de dire que je ne savais pas ce qu'il ressentait. Je ne connaissais du reste, très peu les émotions humaines, car je ne m'y était jamais vraiment intéressé. Chez les autres en tout cas. Je m'étais toujours ... fiché de savoir si Untel allait bien ou pas. Cela n'avait jamais été "mon problème". Tandis que, pour la première fois de mon existence, j'étais préoccupée. Je voulais savoir. Je voulais que ce petit homme me raconte. Qu'il dépose son chagrin dans mes paumes. Je ne savais absolument pas comment faire. Ou comment aborder les choses. Nous n'avions pas encore parlé de la mort de ses parents. Je ne savais du reste par quel miracle ce petit bout ne s'était pas encore effondré. Je savais que je devais le faire. Un jour ou l'autre. Je soupirais discrètement.
- Tu n'aimes pas ta chambre?Après quelques secondes d'hésitation il secouait la tête. Obstinément fixé sur mes yeux. Ou mon front. Ses yeux verts brillaient. De fureur ou de chagrin. Je n'étais pas vraiment capable de faire la différence.
- Je vois... On pourrait aller demain au magasin? Changer les meubles. La décoration? Ce que tu v-- NON. Ce ne sera jamais. Jamais ma chambre.Sa véhémence me surprenait. J'accusais le coup et finissais par hocher la tête. Je comprenais. Bien sûr que le changement allait être difficile. Bien sûr qu'une semaine n'était pas suffisante pour pouvoir encaisser tant de choses. La perte de sa famille. Sa nouvelle tutrice. Sa nouvelle vie. Bien sûr. Je me pinçais les lèvres. Un peu désemparée. Je n'avais pas l'habitude de m'habiller de gentillesse et de compassion. Il était le premier humain que je considérais comme un être. À part entière. Et aujourd'hui encore je me demandais ce qui a bien pu me prendre, quand j'ai décidé spontanément de l'adopter. Il faut croire que le mépris n'est pas utile quand il s'agit de rassurer un enfant.
- Mais. Tu aimes cette salle de bain?Il pressait plus ses bras autour de ses jambes et, après quelques seconde il hochait vigoureusement la tête.
- Elle est... Comme dans notre maison. Et c'est... Bien.- Je vois. J'ai une idée!Je me levais d'un coup. Descendais de la baignoire et quittais sans plus attendre la salle de bain. Je ne savais pas qu'elle expression il pouvait bien arborer. Je ne savais pas s'il était soulagé que je m'en aille. Triste. Je savais simplement que ce petit être était trop fier pour m'avouer ce qu'il ressentait. Je pensais comprendre ses angoisses. Un peu au moins. Je comprenais pourquoi il s'évertuait à venir se cacher dans la salle de bain. Nuit après nuit. J'attrapais rapidement quelques affaires et refaisais le chemin inverse. Vivement. Je ne voulais pas qu'il reste seul trop longtemps.
- Ta-da! M'écriais-je! Les bras chargés d'un coussin épais et d'une couverture. Sans attendre je déposais mon chargement dans le fond et enjambais une nouvelle fois les parois du bain.
- Mais qu'est-ce que tu fais?!- Allez. Hop. Décale-toi jeune homme que je puisse m'installer à tes côtés!Abasourdi, il se décalait donc en protestant quelques onomatopées confuses. J'installais le coussin contre la paroi, méthodiquement. Le garçon se levait sur ses deux jambes pour me fixer, les bras croisés.
- Cette place est déjà prise je te signale. On peut pas dormir tous les deux là...- Bien sur qu'on peut. Tu n'es pas si gros. Et. Il y a plein de place dans mes bras.- Je refuse. Vas-t-en. - Bon. Tu te décides oui? Tu sais que demain on se lève tôt?Je tendais les bras en avant tandis qu'il me considérait avec méfiance. Je soutenais son regard. Sans cligner. Il croisait plus fort les bras. J'esquissais un sourire insolent.
-Boooooon. Si tu veux dormir debout... Ne te gênes pas!-T'es pas sérieuse! - Bonne nuit Jakob!Je m'installais et fermais les yeux. Tranquillement. Quelques secondes plus tard le petit garçon se faufilait contre le coussin et enfouissait sa tête contre mon ventre en râlant.
- Je savais que tu étais pédophile. Grogna-t-il, vaincu.
Je riais doucement et lui caressais affectueusement la tête. J'étais fière d'avoir réussi à le faire parler. De l'avoir fait céder, même si c'était pour une nuit. J'avais toute la vie pour éduquer ce petit. Si chaque jour je pouvais lui arracher quelques petites victoires, alors, un jour. Nous formerons une véritable famille. J'en avais la certitude.
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Nous étions installés sur une nappe. À carreaux s'il vous plait, pour respecter les clichés. Nous étions donc en train de pique-niquer. Je mangeais des sandwichs, que j'avais eu tant de peine à préparer tandis que Jakob lui... Fulminait sur son carnet à dessin.
- Rappelle-moi pourquoi je dois dessiner des vieilles dames?Je mordais allègrement dans mon sandwich banane-poulet. En fixant du coin de l'oeil le "modèle" de l'artiste en herbe. Elle tenait sa canne entre ses deux mains et semblait s'être endormie devant des colombes facétieuses. À moins qu'elle ne soit décédée. Elle feignait en tout cas très bien la mort. Ou la représentait assez bien.
- Parce que tu peux t'exercer à représenter des modèles vivants. Gratuitement. N'est-ce pas formidable? - Mh... Moi je pense qu'elle est morte dans son sommeil parce que ses narines ne frémissent même plus... Je fixais la personne âgée avec attention. Surtout son nez. Histoire de vérifier les dires de mon fils adoptif. Tandis que celui-ci avait abandonné son croquis pour se concentrer sur les sandwichs. Je lui lançais un regard amusé, alors qu'il mordait dedans avec méfiance. Il n'était pas très fan de ma cuisine et ce geste suffit à m'arracher un sourire.
- BERK. Fromage-confiture? Est-ce que tu veux me tuer? Je pinçais les lèvres et saisissait le morceau de pain qu'il me tendait, Une grimace accrochée aux lèvres. Je fronçais les sourcils et reniflait délicatement pour mordre dedans. Les yeux fermés. Il exagérait, cela ne devait pas être si horr-. Je toussotais, la bouchée de pain sur la langue. Je m'efforçais de mastiquer sans trop respirer. Inspirer. Il n'y avait pas de mot pour décrire le goût de ce sandwich. Ou trop. Peut-être. Mais ces adjectifs étaient tous péjoratifs. Sans exception. Je finis par avaler, à grand renfort de thé à la pêche.
- Je crois que nos papilles ne sont pas prêtes d'oublier le goût de ce sandwich.- Euuuuuurk... Je crois que je préfère oublier.Je haussais les épaules. En un an et quelques mois j'avais quand même fait quelques progrès en cuisine. Tout ne partait plus à la poubelle. Les trois-quart étaient comestibles. Bon. Sauf cette chose. Mais. Le reste était mangeable. Certaines associations étaient même très agréables.
- Tu devrais donner un de ces sandwichs à cette gentille dame pour la remercier. Au moins. Si elle est encore en vie, ça va lui donner un coup de fouet. Dubitatif, il attrapa un des sandwichs entre ses deux mains. Il me fixait, sourcils froncés. Comme s'il cherchait à savoir si je plaisantais ou non. J'étais très sérieuse, pourtant et d'un coup de menton je désignais son modèle de fortune. Il ne parlait guère qu'à moi et j'espérais ainsi l'ouvrir un peu aux autres. Il me lança un dernier regard et prit la direction du banc. Je souriais. Très fière de lui, à cet instant. Et de moi. J'avais fait tant d'efforts pour essayer de le socialiser que le fait qu'il accepte si docilement me faisait plaisir. Je me redressais pour ranger un peu notre pique-nique, tout en le surveillant du coin de l'oeil. Les personnes âgées aimaient généralement beaucoup les enfants. J'étais certaine qu'elle accepterait d'échanger quelques mots ave-
- MUTTI. JE CROIS QUE TU AS VRAIMENT TUÉ LA DAME!Je redressais d'un coup la tête. Surprise. J'humectais mes lèvres et lui offrais le plus chaleureux des sourires.
- Comment m'as-tu appelé?- ELLE S'ETOUFFE JE CROIS!!! Viiiiite! Je ne cessais de repasser la scène dans mon esprit. Et. À chaque fois que j'entendais sa voix prononcer
ce mot, mon coeur faisait des bonds dans ma poitrine. Quelle sentiment curieux... Je ne pouvais m'arrêter de sourire.
- C'est formidable! Le petit garçon s'agrippait à ma taille. Je tapotais sa tête, toujours béate, tandis qu'il secouait la tête fortement.
- Je te dis qu'elle se meu-!! Elle vient par ici! Et elle n'a pas l'air très contente!En effet. Elle arborait un visage... Courroucé et trottinait vers nous assez vite, en agitant le poing en avant. Diantre, il semblerait que nous l'avions enterré trop vite.
- Écoute bien bonhomme. Si à l'avenir cela se reproduit... Il te faudra fuir loin. Très loin. Sans te retourner. Alors maintenant attrape tes affaires et fuyons. Le plus loin possible. Il acquiesça, et sans attendre attrapa son carnet. Moi j'attrapais le panier, tout en fourrant négligemment la couverture dedans. Il saisit ma main libre et nous nous sommes mis à courir en riant.
- Ça ne m'a pas l'air très l'air responsable tout ça... Quand même. S'étrangla-t-il entre deux fou rire incontrôlés.
- Je t'apprendrai à être responsable quand tu seras en âge de l'être. Promis. C'est ainsi que nous quittions le parc. Et. Ce souvenir. Je le gravais à jamais dans mon coeur, car j'avais l'impression que c'était le plus beau jour de ma vie. Et de loin.
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- T'es sûre qu'on a le droit de venir ici? Je hochais la tête, Jakob sur les épaules. J'entendais à sa voix qu'il était ému. Je l'étais aussi. Bien évidemment. J'avançais lentement, en détaillant la scène du regard... Quatre ans. J'avais mis quatre ans à réaliser mon rêve. Construit à partir d'une ambition arrogante que je m'étais fixée. J'avais toujours voulu chanter ici. Au Wiener Staatsoper. Depuis l'arrivée de Jakob, ce désir s'était mué. Transformé. Je ne voulais plus y être pour satisfaire mon orgueil. Je voulais montrer à ce petit garçon, sur mes épaules, que s'il croyait suffisamment en son talent, il brillera. Lui aussi. Je voulais qu'il m'écoute chanter dans le plus bel opéra du monde. Qu'il soit fier. Je voulais lui inspirer un peu plus de force. De détermination.
- Bien entendu! Ta fabuleuse mère va bientôt s'y produire. Cela nous donne tous les droits!Il tapota ma tête d'un air exaspéré. À bientôt neuf ans il possédait sans doute plus de maturité que moi. Et il ne manquait pas de me faire la remarque chaque fois qu'il le pouvait. Sans doute, avait-t-il raison. Depuis notre rencontre à Berlin je n'avais cessé de changer. Il me semble que je me suis adouci. Oh. Bien sûr, j'étais toujours aussi arrogante et intraitable avec les autres. Mais j'avais quelqu'un à mes côtés qui m'était précieux. Plus précieux que ma propre vie. Je crois que ce simple fait faisait de moi une personne un peu plus... Vivable. Moins... Exaspérante.
- Tu vas jouer un opéra de Wagner c'est ça?Je souriais et levais la tête, pour pouvoir capter son regard.
- Tout à fait! Je vais interpréter une Walkyrie.- Qu'est-ce que c'est?- Ce sont des divinités guerrières qui guident l'âme des héros au Valhala... Entre autre.- Mh.Je soulevais le petit garçon, pour le déposer au sol. Ma nuque commençait à me tirailler. Malheureusement. Il n'était plus aussi petit qu'avant et je doutais de pouvoir le porter encore longtemps. Je ressentais un petit pincement au coeur, cependant, il fut rapidement chassé par la main de Jakob. Sa petite menotte serrait la mienne avec force. J'esquissais un sourire.
- Je trouve que c'est un rôle qui me va comme un gant... Je suis un peu une guerrière moi aussi. Tu ne trouves pas? - Mutti. Moi je pense que ça ne te va pas.Je haussais un sourcil et fixais le sommet de sa tête obstinément, tourné vers le sol. Il serrait plus fort ma main. Je me pinçais les lèvres. Surprise. Je me demandais ce qui pouvait bien lui passer par la tête. Cependant, je ne posais pas de question. Il semblait chercher les mots exactes. Je me fais donc patiente et me contente de le fixer.
- Tu ne dois jamais aller au Valhala, d'accord?Mes yeux s'écarquillèrent, de nouveau surprise pas sa sincérité. Sa vulnérabilité. Je gardais silence. Puis. Finalement. Je soupirais. Vaincue. Et sans un mot, relâchais sa main pour le soulever. Tant pis pour mon dos. Tant pis pour ma nuque. Tant pis.
-Eeeeeeeh arrête ça ! Je suis plus un bébé!Je posais mon front contre son menton et le serrais fort. Très fort. Les yeux fermés. J'ignorais ses protestations et ses grognements.
- Je n'irai pas. C'est promis. Ne t'en fait pas. Et puis... Qu'est-ce que tu ferais sans moi? Il m'agrippa les cheveux dans un geste rageur. Ou embarrassé. C'était difficile de le savoir, les yeux fermés.
- N'importe quoi! C'est toi qui n'es pas capable de faire quoi que ce soit sans m- Mutti! Il faut qu'on aille chercher ton papa à l'aéroport!J'ouvrais les yeux d'un coup et le déposais sur le sol. Je lui attrapais la main et l'entraînait vers la sortie. En courant. Encore. J'avais l'impression de passer mon temps à courir après celui-ci. Il était si agréable de vivre si fort que la notion du temps nous semblait nous échapper parfois... J'étais heureuse. Vraiment.
Et. J'aurai pu tout donner, tout sacrifier pour que ce bonheur dure au moins une éternité...
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J'étais étendue. Sur un passage piéton. Après la première représentation de la walkyrie. Des souvenirs pleins les yeux. Des sourires pleins la tête et le coeur. Le visage ourlé de regrets. De sanglots. De promesses trahies. Tout défilait. De mes facéties sur les marches aux jours tendres et affectueux passés en compagnie de mon fils... Si ma vie défilait si fort devant mes yeux c'est que la fin approchait. Je pleurais. Les yeux fixés sur la nuit étoilée de Vienne. Je l'entendais crier. Mon nom. Jakob. Jakob... Je ne pouvais pas l'abandonner! Et pourtant. Pourtant. Ma vision se troublait. La colère me tordait l'estomac. Ça ne pouvait pas se terminer! Pas comme ça! Pas maintenant.
Il me semble avoir hurlé. Avoir crié son prénom, avant... Avant... Avant...
Le rideau tombe.
Brünnhilde s'était endormie. À jamais...
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Je me réveillais. D'un coup. La pièce était vide. Ou presque. Je ne voyais qu'une balance. Une seule. Majestueuse. Je n'eus pas le temps d'esquisser le moindre geste. Mots. Elle m'avait déjà condamné. Récupéré son tribut. Je m'endormais de nouveau. Cédant ce que j'avais eu de plus précieux. Souvenirs et sons.
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J'ouvre les yeux. J'inspire. Avec force. Je peux sentir le vent. Des millions d'odeurs. Des fleurs. Du sucre. Je me rappelle du bruit de la foule. Je veux entendre les rire des fêtards. Chanter délicatement du bout des lèvres. Je papillonne délicatement des yeux. Je tends l'oreille.
Rien.
Je me redresse. Mes lambeaux de tissus contre le pavé. C'est froid. J'ai les genoux qui tremblent. Je déglutis. J'ai du sable entre les lèvres. Je reconnais des couleurs. Des sensations. Il y a de l'animation devant. Je le vois. Je le sens. Et la nuit tumultueuse de ce lieu inconnu me terrifie. Car. Malgré des citadins assoiffés. Les badauds pressés. Le tumulte m'est inconnu. Ils bougent leur lèvres. Je les vois. Depuis ma ruelle. Mais. C'est le silence. Et l'angoisse enfle. Enfle. J'ai le coeur au bord des lèvres.
Ma lèvre tremblote. Mes bras. Mes mains. Mes paupières. Mes yeux. Je ne connais rien. Je ne comprends rien. Pire. Je n'entends rien. Tout est feutré. Et malgré la lumière des bars j'ai l'impression d'être cernée de ténèbres opaques. J'ai peur. Je prononce un mot. Rien. J'ai peur. Je cris maintenant. Rien. Je pose les mains sur ma gorge. Nouée. Terrifiée. Rien. Toujours rien. Du silence. Désespérément.
Je n'entends plus ma voix. Je ne suis que perdition. La peur fait palpiter mes muscles. Ma peau. Mes os. Je suis ignorance. Désillusion. J'ai dans la tête des souvenirs. De rire et de larme. Et des chansons. Des chansons par millier. De la musique. J'aime la musique. C'est beau. Si beau. Je ne souffre même plus de dissonance et désaccord. Car le silence m'envahit entière. Quelque chose n'allait pas avec ma voix. Et si j'étais devenue ... Muette?
C'est un cauchemar. Une mauvaise farce. Je cours. Mes pieds nus sur les pavés. Je percute un groupe de soiffards dans ma précipitation. Je tombe. Rien. Pas de bruit. Et alors que je les fixe, terrifiée, je me rends compte qu'aucun son ne me parvient. Leur colère. Les mots. Rien. Désespérément. Je retrousse mes deux lèvres, mes mains contre ma bouche. Je fixe les leur. Elles bougent trop vite. Trop frénétiques. Mais je ne recueille point leur maux. Rien ne brise les ténèbres. Rien. Et je hurle. Dans mes paumes. Je sens l'air donner de l'impulsion à mes soupirs de terreurs. Je me retourne. Veux me redresser. Mais je m'emmêle. Alors je tombe et je rampe. Les cailloux m'arrachent des égratignures. Je ne sais pas où aller. J'ai l'impression d'être dans un cauchemar. Je n'entends rien. Je n'entends rien. Qu'importe les regards. Je n'entends plus rien. Je suis sourde.
Ma vie est finiEt cette certitude me renverse les tripes. Le coeur. Je pleure des lacrymosa. Des chants. Et je dégobille sur le pavé. Tout rond. Qu'importe le cri. Le mot. Le hurlement. Le silence. Symphonie. Symphonie. Ce nom s'impose. Avec force. Et si je n'étais pas si occupée à chialer sur ma terreur j'en rirai. Fort fort. Jusqu'à en pleurer. À vomir.
Je suis Symphonie du silence éternel. Morte née.
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J'ai fuis. Loin. J'ai marché. Droit vers la mer. Vers les oiseaux. Loin de cette ville grouillante. J'ai tout traversé. Vanupieds. Tête baissé. J'ai marché si loin. Si fort. Que j'en ai perdu mes chaussures. Mais la mer. La mer. Seule horizon rassurante. Je connaissais la mer. Je ne voulais pas de la ville. Je voulais baigner mes pieds. Me laisser bercer. Me noyer.
J'ai voulu la mer pour pouvoir y noyer mes regrets. Mes peurs.
Je n'ai jamais atteint la mer parce que je me suis arrêtée sur le port. Le bord. Je me suis cachée dans les ruelles. Fondue. Confondue dans la misère.
Et ma longue marche avait été comme un rêve.
J'ai voulu savoir si à la fin du chemin on allait me redonner mes oreilles. J'ai souffert le silence du pèlerinage. Combattu les ténèbres et la solitude. J'ai espéré. Si fort.
Mais même les marins et les sirènes restent silencieux.
Je reprends mon errance. Je serai sirène muette entre les murs de la belle cité qui surplombe l'azur.
Je n'ai plus la force de marcher. Ni même de crier.
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Je traîne ma peine. Rase les murs. Et mes pieds. Mes pieds. Leur peau est lacérée. Égratignée profondément. Chaque pas m'arrache une gémissement inaudible. Et. Je ne sais depuis combien de temps je marche. Une éternité. Un peu plus un peu moins. Misérable ombre. Je capte le regard des passants de cette ville maritime mais je ne reste jamais longtemps ils détournent l'oeil. Je suinte la pauvreté. La détresse. Je suis trop sale. Trop maigre. Et chaque jour je finis de tuer cette fierté qui se révulse chaque fois que je croise mon reflet dans une vitrine. Je me fait vomir. Quand je mendie une pièce. Avec un morceau de carton. Et les lettres je les ai tracé rageusement avec de la terre que j'ai humidifié en crachant dedans. Pouilleuse. Miséreuse. Parfois voleuse. Je me cache dans les ruelles. Je dors sur le sol. Je ne suis plus qu'un déchet. Sans avenir. Et mes oreilles refusent d'écouter. De me libérer de ma souffrance. De ma peine. J'ai compté cent. Cent jours depuis ma première nuit. Jusqu'à quand vais-je devoir errer? Parfois. J'ai juste envie de m'arrêter et de crever.
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Des gens s'arrêtent parfois pour me trouver. Des rafleurs. Je fuis. Car j'ai peur de leur intention. Tout m'est étrange. Étranger. Je me cache. Je ne veux pas qu'ils m'attrapent. Qu'ils s'approchent. Ils ne connaissent pas ma peine. Je ne connais pas la leur. Mais leur joli visage, je ne veux pas les voir. Ça me donne envie de leur sauter à la gorge et d'arracher leur compassion. Avec les ongles et les dents. Je suis sauvage et eux civilisés. Je pense que je déteste les gens. Et je déteste d'autant plus la gentillesse et la propreté de leur visage. Ils ne m'attraperont pas. Je n'ai pas confiance.
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Je pense que je suis morte. De faim. Ou de soif. Je ne sais pas. Je ne sais plus. Je crois que je pourrai manger de la terre. Le soleil me tanne la peau. Je crois que j'ai oublié de respirer.
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J'ai senti des sabots. Furieux. Ils m'ont piétinés. Cruels. J'ai ressenti la douleur jusque dans mes os. Mes os. Fracassés. Réduits en miette. Ma chair. Ma chair. Sanguinolente. Lambeaux dégoutants. Mon souffle. Mon souffle s'est coupé. J'ai encrassé le pavé. Et si cela n'avait pas été si fulgurant je crois bien que je serai morte de douleur. Je ne sais si j'ai hurlé. S'il y avait eu des spectateurs horrifiés. Si les chevaux se sont au moins arrêtés. Ou si leur course folle avait entraîné ma chair pourrir d'autres rues. Les morceaux de mes os. De ma douleur. Je ne sais pas. Je ne sais plus.
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Et puis je suis revenue. Quelque part entre ici et là-bas. Entière. Indemne. J'ai pris la peine de vérifier. Chaque parcelle de peau. Pas de bleus. De cicatrices. De trace. Mon visage est toujours le même sous mes doigts anguleux. Mes joues toujours un peu creusées. Mes hanches saillantes.
Rien n'a changé finalement. Rien. Même pas le silence. Il est toujours là. Fidèle. Il s'habille toujours de bienveillance. Pourtant il me cause tellement de peine! De souffrance! Mais. Dans ma solitude il m'apporte réconfort.
J'aurai préféré la compagnie des sons. De la musique. Mais je suis décidée. Décidée à m'en accommoder. J'initie le mouvement. Du talon jusqu'aux orteils. Du mollet au genou. Je refais un pas.
Avec résignation. Abnégation.
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Je commence à m'habituer. Aux autres. À force de rester assise à observer leur lèvres bouger je commence à pouvoir lire des mots. À pouvoir comprendre des phrases. À moitié. Mais. Cela me met du baume au coeur. J'ai l'impression de m'habituer à cette vie. J'ai moins envie de les agresser. Je me laisse peut-être plus volontiers approché... Un peu. Pas trop. Ils me font toujours un peu peur. Je crois. Je n'avais jamais pris la peine de réaliser que je pouvais comprendre. Malgré le silence. Que je pouvais peut-être communiquer. Et ça me parait important. Vraiment très important. Je ne sais pas où cela va me mener. Je sais que j'en ai assez de ramper. De rester cloîtrée dans les ténèbres.
J'ai besoin d'exprimer. De faire savoir. De connaître. De chercher des réponses à mes interrogations silencieuses. Où suis-je? Que suis-je? Je veux connaître les noms. Parler. Dire. Crier. Chan-
Impossible. Impossible. C'est trop rapide. Trop soudain. Impossible. Je n'entends rien que le silence. Le silence. Assez.
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J'ai essayé de voler un poignard. Chez un forgeron. Il en avait tellement que je pensais qu'il ne remarquerait rien. Il m'a attrapé. M'a soulevé. Secoué. J'ai eu peur. Si peur. Je lisais sur ses lèvres. "Garde. Prison. Thémis" encore et encore. Sans comprendre. Je n'ai pu que secouer la tête. Et je crois que je me suis endormie. Ou évanouie.
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Je me suis réveillée. Dans un lit. Propre. Je connaissais le nom des choses dans lesquels j'étais emmaillotée. Un pyjama. Des draps. Une couverture. Un matelas. Je sentais le propre. Mes pieds avaient été pansés. Je ne saignais plus. Il y avait un repas sur la table de nuit. Je me demandais si je n'étais pas en train de rêver.
Je me souviens avoir déjà halluciné les jours de grandes famines. J'ai imaginé le confort d'un lit, allongée sur la pierre pour trouver du courage dans le ciel. J'ai imaginé la chaleur, quand, transie par le froid je tentais de survivre une nuit supplémentaire.
Qu'importe que ceci soit une hallucination, après tout. Qu'importe. Puisque, la nourriture dans ma bouche semble réelle. Que mon corps est chaleureux et que mes membres ne tremblent plus. Je pleure.
Plus heureuse que je ne l'ai jamais été durant ces trois-cent soixante-quinze dernier jours.
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Je relevais les yeux. Il était apparu. Un homme dont je ne pouvais deviner l'âge. Il était brun. Gris. Des yeux noisettes. Plutôt épais. Un peu bourru. Je sursautais. Mains posées contre ma bouche. Je me reculais dans le fond du lit. Il leva les mains et en tendit une vers moi. Il n'en fallait pas plus pour me paniquer complètement. Je me suis extirpée des draps. J'ai repoussé les couvertures. Pour me redresser sur mes deux jambes. Mes pieds m'arrachèrent un grognement silencieux. Je passais la porte. Avec précipitation. Dans le couloir, j'avisais une porte à droite. J'ouvrais la poignet, effrayée comme jamais ... Pour tomber sur la salle de bain.
Je me tenais sur le seuil. Figée quelques secondes. Puis. Finalement. J'enjambais la baignoire pour m'y réfugier. Comme s'il s'était agit du bunker le plus sécurisé. Tassée dans le fond, je me sentais de nouveau presque sereine. Je pris le temps d'inspirer. D'expirer. De rassembler mes idées. L'étranger ressemblait au forgeron que j'avais essayé de voler. J'en avais la certitude. Pourtant. Je ne comprenais pas ce qui l'avait poussé à me soigner. À m'apporter à manger. À panser mes plaies. Et la garde? La prison? Je fixais le fond blanc de la baignoire, les genoux contre la poitrine. Mon esprit peinait à remettre les morceaux du puzzle à leur place.
Des bottes. Je redressais la tête. Il s'accroupissais à l'autre bout de la baignoire. Je me cachais la tête dans mes deux bras. Presque certaine de recevoir un coup. Cependant. L'étranger attrapa ma main. Je fermais les yeux fort. Très fort. Il saisit ma paume entre ses doigts rugueux. Le contact me fit frissonner. Hoqueter. Qu'allait-il advenir de moi, maintenant? Je n'avais pas de supplique à exprimer. J'étais fatiguée. Résignée.
Je ressentais quelque chose. Des lettres. Sur ma paume tremblante.
B - O - N - J - O - U - R
Je me redressais. Ma main retomba mollement lorsqu'il la relâcha. Je le fixais. Il me souriait. J'attrapais sa paume à mon tour. Mes tempes battaient. Je m'humectais mes deux lèvres. Pour tracer à mon tour. Quelques lettres. Je n'avais pas encore de sourire à offrir. Juste des larmes à partager. Je reniflais, l'index tremblant sur ses mains abîmées par le labeur.
B - O -N - J - O -U - R
...
M - E - R - C - I
Tout simplement.