Elle oublie.

Elle oublie comme elle voit passer les gens, comme elle voit défiler les saisons et les secondes s'écouler dans un rythme inexorable, impitoyable, une avancée que nul ne peut penser à arrêter. C'est sur sa peau de neige que se tracent les méandres du temps, que lentement elle vient à ouvrir les yeux, ses prunelles écarlates baignées de lumière, et qu'elle se remémore toutes les choses qui l'ont amenée ici. Ici, dans le vent froid de la citadelle aux tours d'ivoire. Libra est sa maison, et pourtant elle ne s'y est jamais sentie aussi étrangère. Parce que pour un être sombre comme elle, il n'y a pas de place dans ce monde. Du moins, c'est ce qu'elle pense.

C'est étrange, comme les souvenirs de son apparition sont précis, vifs, éclatants. C'est arrivé en un claquement de doigts, en un clin d'oeil. Comme de la poussière d'étoile qui se serait insensiblement rassemblée pour former un corps, pour donner vie à un coeur qui n'a jamais demandé à naître. Et elle est apparue là, allongée au beau milieu d'une des rues de la capitale, sa longue chevelure d'ébène enlaçant délicatement ses membres, dormant à poings fermés, comme un nouveau-né qui viendrait juste de se blottir dans les bras de Morphée. Et lentement elle s'éveille, jetant un regard vermeil sur le monde qui l'entoure. Un monde qu'elle ne connait pas, auquel elle donnera bientôt un sens, un monde baigné dans la lumière d'une pleine lune. qui est sien et qui vient de connaître ses premiers moments. Cela ne fait qu'une fraction de secondes qu'elle est venue à la vie, et pourtant cela lui semble déjà être une éternité. Sa perception est faussée, presque irréelle. Mais étrangement, son coeur bat à tout rompre. Bientôt ce sont ses lèvres qui s'entrouvrent et desquelles s'échappe un nom.

Rusalka.

Rusalka n'est qu'une enfant. Une enfant qui apprend en regardant les autres, qui tente de marcher dans leurs traces, dont les yeux pétillent, dont l'esprit bouillonne à la simple idée de découvrir des choses nouvelles. Elle dévore, elle engloutit tout ce qui lui passe à portée de main, elle veut apprendre encore et encore. C'est un intérêt incommensurable qui l'anime. Et pourtant des limites se dressent déjà devant elle, alors qu'innocemment, elle tente de se rapprocher des autres. Le souvenir est douloureux, mais encore aujourd'hui, elle se rappelle de cette personne qu'elle aimait tant, une émotion qui était alors hors de sa portée, et qu'elle voulait tant connaître. Elle la suivait, comme un enfant suivrait sa mère, elle imitait ses faits et gestes. C'était maladroit, c'était un peu étrange. Mais cela partait d'une bonne intention. Tout aurait pu bien se passer s'il n'y avait pas eu cette déflagration, cet éclatement d'elle alors qu'elle tentait de lui tendre la main. Alors elle oublie, Rusalka, uniquement pour éviter de blesser ceux qu'elle admire tant. Les rouages tournent et les erreurs se répètent, et lentement l'éclat quitte les pupilles de la jeune vagabonde, qu'elle se renferme sur elle-même et oublie lentement cette passion qui l'animait. Se sacrifier soi au bénéfice des autres est ainsi qu'elle vit désormais. Mais peut-être que les choses changeront pour elle.

C'est un espoir qu'elle garde fermement tenu contre son cœur, qu'elle ne peut s'avouer.

Qui sait.